Jean Grandmont. Parcours d’un fol amour (mère en prose)

Guy Arsenault, gouache, 1991 (Droits de reproduction : Maryse Arseneault)

Sa petite enfance lui a donné une grande terre à marcher, une petite branche à brandir, un beau troupeau à ramener. Son père, fier, veille et conseille. Pas diable plus haute que quelques pommes, elle est déjà bien ferrée à l’idée que seul le travail bien fait mérite le respect. Dans la maison, ça sera la même chanson. Sa mère adorée ne lui apprendra pas à cuisiner, mais plutôt à aimer manger, à aimer faire à manger, à faire aimer manger. Le temps aidant, la maison de frères et de sœurs s’est remplie, la tablée s’est garnie de voraces appétits. C’est ainsi que, très tôt, être mère s’est tatouée dans sa peau. 
 
Moulée à une obéissance consentie, approuvée parce que fondée dans l’amour, c’est toujours souriante que, toute sa vie, elle rappellera ces généreuses tablées répétées matin, midi, soir auxquelles, accompagnant sa si chère mère, elle œuvrait avec bonheur. Nourrir, habiller, laver, presser, mais aussi cueillir, traire, faucher, marchander. Encore tout près de sa fin, ces riches moments de sa jeunesse donnée à servir la maisonnée sont avec plaisir évoqués. Cette enfance pourtant pas donnée, elle l’a tant aimée. 
 
Tant elle a aimé ce matin de son existence, qu’elle ne l’aura quitté qu’avec comme seul objectif de le perpétuer, de recommencer. La joie, le plaisir, la légèreté ont présidé ces amoureuses années. La tendresse, l’affection, l’application dans toute exécution, tout s’est passé comme s’il y avait un ordre naturel ici respecté. Un édifice si solide qu’il apparaissait à tous comme le seul possible. 

*

Toute notre enfance, la maison a été faite des chauds parfums de cuisine : des rôtis de tout acabit, des tartes, des tourtes à profusion, des conserves, des ragouts et du sucre à la crème pour le plus grand plaisir du plus grand nombre. Enfance aussi bercée par le chant répétitif de la douce mécanique de la machine à coudre ou du cliquetis sec des broches à tricoter. Je ne sais toujours pas si c’est la radio qui joue ou la machine qui coud que son fredonnement qui m’endort, accompagne. C’est le luxe, le calme, la volupté du poète qu’elle ne connaitra jamais.  
 
Toujours habitée par l’esprit de la communauté bien tricotée, jamais vraiment déracinée, c’est encore autour de la famille que s’orchestrent les fins de semaine, les congés, les vacances. Les couples d’ami.e.s ne sont pas de la partie, la famille suffit. En fait, une seule fois, des ami.e.s se seront immiscé.e.s et on préfère oublier…  
 
Ainsi on « monte » chez les uns, les autres « descendent », on s’invite à revenir, surtout ne pas compter les tours ; on ne va pas à la campagne, on va à Warwick, on va à Danville. Retourner chez soi, retrouver ceux qu’on aime : la famille. Deux heures de char aller, deux heures de char retour, jamais interrompues par du caquetage, du bavardage, pas de ragots, pas de ressentiments, pas d’acrimonie, un bonheur aussi lisse qu’intense. C’est là l’eau limpide dans laquelle notre enfance aura baigné. Cette petite famille qui s’est bâtie, elle l’a précieusement aimée. 
 
 
La vie étant ce qu’elle est, elle eut beau l’aimer, malgré tous les efforts de toute sa volonté, ce n’est pas le chemin voulu qu’elle a emprunté, sa vie. Le rêve est atomisé, néantisé, pulvérisé. Le rêve sali par la tromperie. 
 
Une nouvelle vie notre mère courage va devoir se forger, le regard brouillard, les yeux lavés de larmes noires endeuillées. Fière, certes pas moins mère, dressée sur ses talons hauts elle ira patiemment frapper aux portes du quartier pour solliciter son autonomie, sa continuité. La vie n’étant pas que chienne, ses efforts seront bien récompensés. 
 
Ses enfants dans son giron, sous sa protection, la deuxième vie s’est bâtie avec cette fois-ci des ami.e.s bien choisis. Le cœur plombé, mais affranchi, les voyages se succèderont : Asie, Afrique, les Amériques avec à ses côtés, autant que cela a été possible, sa sœur Colette, tête heureuse bienaimée. 
 
Ce second souffle durement gagné, elle l’a profondément aimé. 
 
Le soir de son dernier départ, je l’ai imaginée retrouver cette tête folle adorée et, s’apercevant toutes deux édentées, désormais autant de fois qui leur plaira, mourir de rire. Il est d’ailleurs bien étonnant que, bien avant, ça ne soit pas une rate simultanément éclatée qui ait emporté ces deux timbrées ! Quoi qu’il en soit, c’est ainsi qu’à pleins poumons elles rient et savent enfin, toutes deux unies, qu’elles sont au paradis.  

*

Devant cette maladie qui, tel un démon sur Job, l’a éprouvée, elle aura dressé la tête, aura tendu le peu de maigres muscles qui lui restait à tendre, aura braqué toute sa volonté, jusqu’à s’enrager, entêtée, pour continuer à rester debout, à marcher comme jadis en cette magnifique grande terre, accompagnant ce beau troupeau qu’il lui fallait ramener à l’étable si tôt le matin. Pugnace fidélité au corps, à la terre. Face à cet interminable état de cancéreuse, qui l’a petit à petit amoindrie, elle a fait montre de tout son appétit pour cette vie.  
 
 
Elle n’a pas cédé, elle est partie. 
 
 
Que nous laisse-t-elle ? L’amour du travail bien fait, la plus grande et indéfectible fidélité à ceux qu’on aime, une détermination à remettre les montagnes à leur place, une affection sans partage pour les enfants, pour tous les enfants. Et aimer, aimer, aimer. 
 
 
Née pour vivre, née pour aimer. 
Jusqu’à la dissolution, jusqu’au mal,  
Jusqu’à sa disparition totale,  
Ma chère mère, elle aura tant aimé. 
 
 
 
Brossard, le 18 mars 2018. 

Jean grandmont.

Texte publié dans le No 41. HABITÉ.E.S

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