Guy Arsenault, gouache, 1991 (Droits de reproduction : Maryse Arseneault)
Le vide laissé par une personne sage et revigorante est difficile à combler.
Matant n’était pas seulement ma grand-mère, elle était mon alliée. Quand mon grand frère et moi nous disputions, elle intervenait toujours en ma faveur. Elle disait souvent : « E ou ki pi gran e ou ki an tò1. » Trop fier pour reconnaître mes torts, je feignais la victime, en me cachant sous sa jupe.
Matant avait une énergie incroyable malgré son âge. Bien plus présente que nos autres points d’ancrages, elle était à la fois notre guide et notre protectrice. Avec ses histoires captivantes et ses jeux imaginatifs, elle illuminait nos journées. L’un de ses récits favoris était celui du zombie : ce cadavre en décomposition, si effrayant dans les cinémas hollywoodiens, que Matant, avec toute l’attention sévère d’une grand-mère chouchou, avait choisi de transformer en une silhouette drapée de blanc, plus supportable pour nos petites âmes mesquines. Elle l’incarnait secrètement, sans imaginer qu’elle serait démasquée après quelques tentatives, parfois dans le but de nous effrayer et de nous ramener à la raison. Je trouvais toujours refuge dans ses bras après la scène. Bien que terrifié avant, une fois convaincu de son double jeu, je suis immédiatement devenu l’invocateur du zombie.
Ce jour-là, alors que je rentrais chez nous, je pensais à Matant et à ses talents de cuisinière. Elle détestait l’ennui et trouvait toujours une tâche à accomplir, même au marché. Pourtant, cela créait des tensions avec mon père. « Evens kitem an repom tande, ou wem sanble yon entatad2 ? » disait-elle souvent lorsqu’il lui demandait de ralentir. J’étais intrigué par ce surnom, Evens, qu’elle avait donné à mon père. D’où venait-il ? Était-ce lié à un amour passé, une histoire romantique enfouie ? Peut-être mon père lui rappelait-il ce jeune homme d’autrefois. Cette pensée, d’abord douce et mélancolique, prenait un tour plus sombre lorsque j’imaginais ce qu’elle avait pu sacrifier pour arriver là.
12 janvier 2010 semblait être une journée ordinaire. Matant avait cuisiné du riz collé, des haricots noirs et du poulet en sauce. Nous étions dans le salon, ma petite sœur, mon frère et moi, absorbés par le film 2012. Ironiquement, nous riions, fascinés par le niveau de réalisme des scènes catastrophiques, si naturellement intégrées dans le film, sans imaginer que la terre allait bientôt trembler sous nos pieds.
Quand les secousses ont commencé, tout s’est passé en quelques secondes. Les meubles se sont écroulés, les murs se sont fissurés, et nous avons été dispersés. À cause de l’adrénaline, mon frère s’est retrouvé dans la cuisine, ma sœur et moi près de mon lit, et Matant, coincée entre la porte du salon et celle de notre chambre. Le plafond s’était effondré, écrasant ma main sous un bloc de béton. Les bourdonnements dans mes oreilles couvraient presque les plaintes étouffées de Matant, qui était bien plus blessée que moi. Sa jambe gauche prise par un pan du plafond, saignait.
Quand les secours sont arrivés, des jeunes vaillants de notre quartier alertés par mon frère, ils ont commencé par libérer ma sœur, qui s’était échappée avec une simple égratignure. Puis, ils m’ont dégagé de mes menottes de béton. Mais pour Matant, c’était une autre histoire. Malgré la douleur, elle murmurait sans cesse le surnom de mon père. Celui-ci, qui m’avait toujours paru anodin, prenait soudain une signification plus profonde. J’imagine que c’était à la fois une manière de se raccrocher à la vie, à son ancre, tout comme elle l’avait été pour nous, et un mantra pour apaiser son esprit, en pensant à la première personne pour qui elle s’était complètement abandonnée, tout en revisitant des souvenirs réconfortants.
Les secours, débordés, faisaient de leur mieux pour aider les blessés, mais l’hôpital avait fermé ses portes, faute d’espace pour accueillir les victimes en ces heures sombres. Un vieil ami de mon père, Yves, nous retrouva dans la foule, devant le bâtiment. C’était une chance qu’il soit là. Il connaissait bien Matant et s’accroupit près d’elle, visiblement bouleversé. Ils échangèrent quelques mots, des souvenirs peut-être, avant qu’il ne se tourne vers moi. « Rentre auprès de ta sœur et ton frère, » me dit-il, « je reste avec elle. »
Je me suis agenouillé près de Matant, lui tenant la main. Je lui ai promis que nous reviendrions demain matin. Elle me regarda avec un sourire fatigué, mais plein de cette tendresse qui l’avait toujours définie. Pourtant, en les quittant, un sentiment pesant m’envahissait. Je sentais que je ne reverrais plus Matant.
Sur le chemin du retour vers ce qui restait du quartier, de la poudre de ciment partout. Le crépuscule enveloppait la ville, transformant les décombres en ombres menaçantes. Je pensais encore à ce surnom. Était-ce sa manière de maintenir un lien avec une réalité qu’elle savait révolue ? À quel moment a-t-elle réalisé que cela pourrait tuer mon âme, d’entendre son dernier souffle s’envoler avec tous ses souvenirs et ses espérances ?
J’espère toujours que c’était pour le mieux, mais le vide laissé par une personne sage et revigorante est difficile à combler.
1 Tu es le fautif, puisque tu es plus âgé.
2 Evens, fiches moi la paix ! Tu trouves que je ressemble à une incapable ?
ROTCHILD CHOISY.
Texte publié dans le No 41. HABITÉ.E.S