Léonore Bailhache. Océan du souvenir

Guy Arsenault, gouache, 1991 (Droits de reproduction : Maryse Arseneault)

Sur le quai F 

Via Rail Océan direction le souvenir 

       Tzin-tzin-tzin-tzin  

       tzin tzin tzin tzin 

       tzin tziiiin 

Strumme la gare dans le petit matin 

Juste un geai bleu gémit 

J’embarque. 

 

La voix est libre 

Françoise dans mes oreilles 

Je plonge 

       où est ma maison 

       la maison où j’ai grandi 

La place à côté de la fenêtre 

En marche arrière 

       Quand je me tourne vers mes souvenirs 

Moncton snooze dans la lumière 

Et je m’accroche aux branches de  

la ville  

       Il me revient des tas de choses 

Tandis que le train crisse à chaque quai. 

 

 

*** 

 

Premier arrêt – Le Havre, Normandie – 2 minutes d’arrêt 

Les goélands gigglent de me voir brailler 

pour cette ville brouillard 

cette ville cafard 

(Le Saint-Jean normand 

mais sans Irving) 

j’embue la vitre pour écrire 

à l’encre de mon index 

       où est ma maison 

à travers la bruine, je scrute au hasard  

       de mes ami·es plus une trace 

au Havre on tient pas en place  

le train repart 

l’Océan coule en sens inverse 

et mes larmes aussi. 

 

*** 

 

Deuxième arrêt – Winnipeg, Manitoba – 1 minute d’arrêt 

La fourche, le cul entre deux courants 

stretche ses bras au nord-sud est-ouest 

        je ne sais pas  

       où est ma maison 

Guitares, banjos, violons et mandolines se hissent dans les porte-bagages 

Un air de folk vient me gratter le tympan 

Françoise me rappelle à l’ordre 

       Quand j’ai quitté ce coin 

de mon adulescence 

       je savais déjà que j’y laissais mon cœur 

Les outardes nous suivent alors que le train décolle 

cliquetis des rails qui grincent des dents. 

 

*** 

 

Troisième arrêt – Poitiers, Vienne – 3 minutes d’arrêt 

Le TGV y est toujours en retard de 35 minutes 

Ironique pour la cité du Futuroscope  

Mais le train du souvenir est pas sur un schedule 

       Le temps a passé et me revoilà 

10 ans en arrière 

à nos corps d’étudiant·es et nos passions 

       à l’insouciance qui les faisait rire 

       et il me semble que je m’entendais rire 

et faire du air guitar sur Lisa LeBlanc 

       je ne sais pas 

       où est ma maison 

je passe la pulpe de mes doigts sur mon front 

c’est comme ça qu’on oublie 

ViaRail Océan se remet en branle 

patauge plus loin vers le passé. 

 

*** 

 

Au mitan de la nuit 

le train du souvenir ralentit 

s’arrête en pleine voie 

au milieu de nowhere au sud de Calgary, Alberta 

       je ne sais pas 

       où est ma maison  

bisons et moutons nous starent  

de leurs yeux jauneéclair  

les étoiles  

se moquent de nous en poussant leur dernier souffle 

       Qui sait où est ma maison 

 

*** 

 

Quatrième arrêt – Caen, Normandie – 20 minutes d’arrêt 

À cette station le train du souvenir 

se tait pour écouter la vague 

un mascaret d’images remonte 

et les goélands surfent dessus 

Françoise s’exalte 

        je revois la maison où j’ai grandi 

la douleur du manque du matelas – heimweh  

       je vois des roses dans un jardin 

plutôt des coquelicots dans des ronds-points  

       et la maison, les fleurs que j’aimais tant 

existent encore, se muent dans le temps 

       où est ma maison 

ma maison est là  

avec 

       toutes ces choses auxquelles je tenais 

ou presque – pas toutes les pierres, pas toutes les roses 

pas tous les gens, pas tous les jeux. 

 

Le train se secoue 

c’est le temps de repartir vers le présent 

place à côté de la fenêtre 

en marche avant. 

Dans la pochette du siège 

je sors le sac de mal du pays 

       tout doit finir pourtant dans la vie 

Je braille avec Françoise  

Yeux rougis sous le cache-canoeils ViaRail 

Elle insiste 

       découvrir le monde vaut mieux que rester 

Le train quitte la ville qui s’endort 

Et moi aussi. 

 

*** 

Terminus – Moncton, Nouveau-Brunswick 

L’Océan a fini de surfer sur les souvenirs 

Ils se rangent sagement dans mes bagages 

Le train à peine assoupi 

Je hop off et cours vers la rivière 

Voir le soleil naître dans le coude de la Petitcodiac 

Françoise Hardy me rappelle 

       tu trouveras toutes les choses qu’ici  

       on ne voit pas 

les goélands roucoulent 

ma maison est là.  

 

 

(Le texte en italiques est issu de La Maison où j’ai grandi, chanson de Françoise Hardy, 1966.)  

LÉONORE BAILHACHE.

Texte publié dans le No 41. HABITÉ.E.S

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