Joannie Thomas. L’ombre qui grouille

09h – 10h
Grande-Anse, N.-B.
Pour ce poème, j’ai écrit à mon bureau qui se trouve dans le corridor du 2e étage de ma maison. J’ai une fenêtre qui donne sur le trafic du village (la rue principale). Les planchers craquent et le soleil y pénètre une bonne partie de la journée. C’est une tentative d’avoir un espace qui m’est réservé.

Je me retire du sommeil
pour écrire
sans trop savoir
comment
ni pourquoi.
Il y a pourtant longtemps
que je ne prends plus ce temps.

Les petits humains ne sont pas là
avec leurs odeurs de lait
de caca
et de tranches de jambon.
Il me manque
une partie de mon humanité.
Mon ancrage disparaît.
La maison, tranquille.
L’autre moitié de moi
n’y est pas non plus.
Je ne sais pas
s’il reviendra vraiment.
J’ai besoin d’eux.

Ce cocon que je bâtis
ressemble à un enfant
en besoin affectif.
Les tâches forment une montagne à gravir.
Épuisée du voyage,
je pleure à ses pieds.
J’enfile mes bottes
me disant que c’est maintenant
ou jamais.

Je pense à cette autre moi
jadis esclave.
Je prie les Dieux
pour ne plus être capturée.

Je repense à ce cauchemar d’enfant.
J’ai peur de moi-même.
J’ai peur pour ma fille.
J’ai peur pour mon fils.
Auront-ils sur leur parcours
autant de noirceur que moi ?
Serais-je celle qui répand les cauchemars
à coup d’éclatements
et de tirage de bras ?
Qui est ce démon qui me possède ?
Comment le retirer de mes épaules ?
Où est-il logé ?

Il y a ces moments de chair
où je n’ai rien fait d’autre
que me consumer.
Ces gens qui me touchaient
sans merci
sans supplier
se servaient de mon corps comme au buffet
Leur appétit comme un trou sans fond.

J’ai cru que l’amour
prenait tout,
ne laissant que mon esprit ravagé.

Une colère sourde
tremble
dans les profondeurs de mon sexe.
Je veux crier ce cri que je retiens depuis l’enfance.
Faire trembler la montagne jusqu’à l’avalanche.

Qui viendra à mon secours ?
Qui saura lire entre les lignes ?
Qui saura poser les questions difficiles ?
À quand la fin de toutes les souffrances ?

Je cours
loin
à travers champs et forêts
pour m’éloigner de la douleur.
Je brise volontiers
toute forme de bien-être.

L’inspiration s’arrête
comme si j’avais tout vidé de moi
comme si le sommeil demandait son dû
pour continuer ma guérison
intense et creuse.
Détachement.
Je ne sais plus
par quel chemin me retrouver.

Je fige
quand je voudrais frapper de toutes mes forces.
Je fige
quand je voudrais crier jusqu’à m’en détruire les cordes vocales.
Je fige
et pourtant
tout grouille en moi.
Chaque cellule veut éclater.
Chaque pore de peau déborder de dégout.

Mon cœur arrête de battre.
Ma respiration se retient.
Que me feras-tu encore ?

Je ne bouge pas.
Car peut-être puis-je disparaître
si je fige assez longtemps.

Les traumas du passé
s’arrêtent avec moi.

Je tends la main
vers celle qui écrit de loin.

J’ouvre la porte à ceux
qui veulent entendre.

L’ombre en profite pour apparaître.
Je me rappelle
pour mieux protéger
mes petits
de ceux dans l’illusion.

Je suis où je suis.
J’écris.
Je me libère.

 

Joannie Thomas
Texte publié dans le No.21 Acadie24

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