03h-04h
Caraquet, N.-B.
Je ne vais à peu près jamais au Quai de Caraquet, sinon pour flâner, une fois par lune. C’est un peu un des coeurs de la ville, comme dans plusieurs communautés côtières, et je ne sais pas vraiment ce qui s’y fait, s’y vit, sinon que par des idées finalement assez stéréotypées. Le choisir pour l’écrire était un prétexte : utiliser la littérature, la poésie, pour découvrir, voir et habiter autrement un lieu que je vois pourtant de loin à tous les jours.
en retard encore en retard
à ce rendez-vous jaune
que j’ai failli manquer
failli pas me lever
failli snoozer trop longtemps
coupable encore à cause de ce rendez-vous
sans même personne là
pour savoir si je suis ou pas
en retard
encore en retard
pour écrire de la poésie
au bout de ce quai jaune où je ne viens jamais
dans le noir voir ces bateaux que je ne vois plus
à une heure que je ne vois jamais que de l’autre bord de la nuit
au bout de ce quai jaune
pour vous faire accroire que je suis intégré
que je suis la #caraquetlife que vous aimez vous imaginer
que je suis cette capitale touristique
qui vaut si cher à la bourse des identités
marchandisables
je suis en retard et je me sens de trop
mais les goélands s’en balancent dansent
sur les vagues comme s’ils étaient une toune country
que j’aurais écoutée à CKRO
pendant que je m’en voulais
d’avoir manqué le bateau
d’être en retard
toujours en retard
à mes cours
à la job
avec les filles
au club vidéo
à la bibliothèque
pour les impôts
au party
dans la vie
les frais de retard
par ma faute
par ma faute
par ma crisse de faute
ma mère dit toujours
que la dernière fois que j’ai été d’avance
c’est à ma naissance
qu’il faisait soleil que c’était pâques en culottes courtes
et je ressuscitais d’avance
en même temps que l’autre
et là il est tôt et j’ai les paupières enflées
mes paupières sont des cocons de poèmes qui voudraient éclore
mais je ne sais plus si je suis une savèche en retard
ou une méduse hors de l’eau
et je ne comprends plus bien l’heure qu’il est
l’heure que je suis décalé fatigué
confus même la lune n’est pas arrivée
ou peut-être qu’elle est déjà partie
ou peut-être qu’elle n’a même pas été invitée
je ne connais pas ces choses
ni les lunes ni les quais
et j’ai l’impression d’être en retard et en avance
à une sorte de party jaune et rutilant
où personne n’est arrivé où tout le monde est parti
où je ne suis pas certain d’avoir été invité
comme ma lune de doutes un courant de fond
en cale sèche en attendant
de ne plus être imposteur au bout du quai
de ne plus être
en retard
toujours en retard
pour la parade des bateaux
qui me font des fingers
les mats sont des fingers
qui laissent tourner leurs moteurs
pendant que mon char est arrêté
à cause du trou dans la couche d’ozone
et je me dis que c’est vrai qu’on est peut-être
tous en retard dans le fond
trop tard
pendant que la mayonnaise sue
sur le comptoir de la cuisine depuis trois jours
que les gens qui ne fument pas suent déjà
leur avance sur moi en courant sur place
sur des machines à écrire dans le beurre
à l’heure où je dormirais encore
si ce n’était pas de ce poème à faire
un poème qui se sent triste et en retard ce matin
comme le bourdonnement de ce bateau blanc nommé océan
ancré dans la baie qui s’enfonce dans le quai
qui m’inonde de jaune ce bateau qui finit
par se crisser d’être tellement de noyades à la fois
dans l’immense petitesse des choses qui nous concernent
et qui se déplient devant nous
quand on n’est plus amarré au volant d’un char perdu au quai
et tout d’un coup d’un fuck it all immense et céleste
la marée monte de l’intérieur et je
m’enfonce les pieds dans le sable jusqu’à la gorge
jusqu’aux yeux en squall amarrés à ce feu de plage
comme un crabier comme une baie comme un océan
comme un pic un cap une péninsule un taux de chômage
comme une voie lactée d’étendues imaginées
d’astérismes à relier parmi les beluettes
de tous ces retard échappés
et je suis au quai et je ne suis plus au quai
et je suis à la plage et je suis dans le ciel
et les choses ne sont plus graves
je deviens une beluette en avance
dans la nuit jaune
dans le poème jaune
et au pire j’aimerai le jaune
et au pire je me recoucherai
et au pire je reviendrai demain
et au pire qu’y aillent donc chier s’ils sont si pressés que ça
moi au moins j’aurai pris de l’avance sur mon épitaphe
et de toute façon pourquoi je prendrais pas un peu de retard
sur la mort qui est inévitable
de toute façon
et juste quand j’écris ces mots : la mort
comme pour la préserver comme pour la poésie
les hommes de pont arrivent de nulle part
pour pelleter de la neige en plein été
pour préserver ce qu’il reste du travail de la nuit
de notre place ici
pendant que moi j’écris et je me dis
que je fais peut-être la même chose qu’eux
préserver le monde à coups de pelle carrée
dans la glace dans mon clavier au bord de l’eau
like an accident waiting to happen
mon char est une boite de pickup est un navire est une inondation
et je suis une main usée par le cordage des journées en retard
je suis la trace la cicatrice des tisons de secondes rattrapées
et remises au feu d’un geste rapide
sans me bruler d’un geste rapide
comme mon père me l’a montré
comme sa mère faisait
et tout d’un coup je ne suis plus en retard
je suis intemporel
je suis poète en feu dans la glace au bord de l’eau
et les ampoules de mes mains cornées de brume
illuminent mon écran
et je suis presque à la hauteur
et les hommes de pont ont déjà fini leur job
ça a même pas pris cinq minutes
pendant ce temps-là j’ai écrit dix-huit vers
et ils ont rempli la boîte du Ford
d’un hiver en plein été un hiver
pour préserver le poisson
pour faire durer le temps encore un peu
faire comme s’il n’était pas mort depuis si longtemps que ça
comme si ça puait pas comme si c’était juste un poème
aux paupières écloses assis dans son char
au bout du quai à checker les goélands
avec un petit mantra de cristal salé au bout des lèvres
en retard encore en retard toujours en retard
pis c’est pas si pire que ça
Jonathan Roy
Texte publié dans le No.21 Acadie24