faque t’es là pis tu marches
au milieu de cette ville-là de ce chevous-là que tu voudrais
dans ce réseau-là de sens et de signes
artères de voix et de vies qui se croisent
se flashent se négocient changent de voie
en essayant toujours de se dépasser
tu marches et tu penses à cette autre ville
à cet autre chevous où tu es né
une ville comme gênée
de toi et de la moitié du monde qui restait là
qui payait son loyer silencieuse et timide
cette ville comme gênée de cette langue invisible
tellement gênée et tellement invisible
que tu aurais même pu finir par croire
qu’elle avait raison
que tu aurais pu finir
par t’effacer à force
de pas pouvoir te lire
et tu marches en te cherchant
un chevous dans cette ville
pour ne pas disparaître
dans ce chevous complexe et chaud
comme un organisme vivant
qui bouge qui grouille
un moving chevous de vivre ensemble
et de confrontations émouvantes
faque t’es là et tu marches
scannes ton paysage à la recherche
d’un œil qui serait comme le tien
d’un mot accueillant qui serait comme un miroir
qui te renverrait cette image-là
de ta langue libre et légitime
ta langue marchant
dans ta ville marchant
parmi toutes les autres syllabes tous les autres accents
comme elle qui marchent inconnus
à la recherche d’un lieu
d’un café ou d’une brasserie
où se rassembler
où se ressembler
où se sentir
bienvenue/welcome
parce que c’est sûr que
ça a pas tout le temps été comme ça
dans ce chevous open for business
dans cette ville qui veut ta peau ton corps
ton portefeuille
et c’est vrai que tu t’en rends pas compte des fois
quand tu disparais tranquillement derrière ton double double
dans la peur de te faire dire encore sorry i don’t speak french
quand tu ronges ta langue en commandant
tes foot long subs
tes super sized fries et que t’essaies de faire croire que
palapapapa you’re loving it
que t’avales des king matresses
with 12 months financing please and thank you
dans cette ville mécanique de doing it right before your eyes
dans cette ville qui te tord le ventre quand la serveuse te demande
would you like some katchup with dat ?
dans cet anglais triste qui laisse entrevoir un français fatigué
qui a fini par arrêter de croire en son existence
à force de ne pas se voir dans les yeux des autres
faque quand le grand mur bleu
se penche vers toi et te souffle à l’oreille :
save money live better
c’est sûr que tu comprends
mais tu comprends surtout
qu’il manque quelque chose dans son deal
quelque chose comme un vivre mieux
qui ressemblerait à un vrai chevous
avec ta photo tes mots et ceux de ta famille
tu comprends que vivre mieux c’est pas juste vivre cheap
pis que l’argent devrait vraiment pas pouvoir
t’acheter ton identité à rabais
tu la connais la langue du mur c’est pas ça
tu la sais mais tu voudrais ben aussi
voir vos langues entremêlées dans le paysage
tu voudrais lui expliquer que c’est pas toute de connaître
faut se reconnaître aussi quand on regarde par la vitre
et pendant que tu marches et que tu penses
être perdu chevous
tu repenses à cette question
de Gérald Leblanc : who am i when i speak english
et tu n’as pas complètement la réponse
mais tu te sens plus complètement toi-même non plus
faque tu continues ta marche en te disant
que tu vas ben finir par te rendre
chevous
et tu marches
lentement tu marches t’écris
au cœur de ta ville comme
au cœur de toi
foules l’espace qui t’habite
de ta langue aux aguets
fragile et guerrière
comme un lynx de porcelaine
dans un magasin d’éléphantômes
rempli de peurs bleues
de speak white
de business languages
et de soi-disant
common sens
et deux pas par en avant
one step behind
tu marches
mais tu tombes pas
et tu cherches à t’accrocher à
un slogan qui ressemblerait à ce chevous
de langues officielles et de chances égales qu’on t’avais promis
et pendant que tu cherches tu te rends compte
que c’est même pas une langue que tu cherches
c’est ton monde que tu veux retrouver
écrit sur les murs comme une voix familière
et que t’es tanné de toujours te chercher
quand tu te promènes
dans cette ville
fait que lentement tu choisis
de t’écrire chevous dans ta ville de marcher
lentement marcher pour te faire souffle
pour reprendre souffle comme on reprend sa place
comme on prend le pouls du monde
aux poignets des trottoirs avant de devenir
une pulsation puis une onde puis une vague
jusqu’à sentir couler
en chaque pas et en chaque vitrine
l’écho même de ton trajet reflété
sur ta recherche de toi
dans ce you are here où tu n’étais pas certain d’être
te faire dire
vous êtes ici plutôt que
ces reflets flous que tu déchiffrais à travers les graffitis confus
qui te demandaient
tchisse que t’es
c’est où chevous
quoisse tu fais icitte ?
mais là astheure tu sais quoisse que tu fais icitte
tu marches
tu marches encore
mais tu ne marches plus en perdu tu marches fier
sûr au milieu des tiens et des autres et ça devient vraiment chevous
et plus ça devient chevous plus ça devient toi
parce qu’habiter veut dire parcourir veut dire
apposer sa langue
dans tous les creux dans toutes
les rides les courbes les vitrines
comme des yeux au néon
parce qu’habiter veut dire
laisser glisser cette langue
sur tout le corps de cette ville pour faire briller ta présence
plus loin qu’en ces quelques lieux discrets
être
partout
dans tous les garages toutes les épiceries tous les dépanneurs
de ce territoire de frontières et de rencontres et de tiraillements
pour que dans ce carrefour humain
pour que dans la lumière de ta langue sur sa peau
tu puisses enfin dire : je suis chenous
tu puisses enfin dire : j’existe
tu puisses enfin dire à l’autre
sans avoir peur de lui :
bienvenue / welcome
dans ma ville
dans mon salon
bienvenue / welcome
chevous
Jonathan Roy
Texte publié dans le No.22 Libéré(e)s sur parole : la récidive