Femmes. Nous avons traversé. Sommes entrées par la bouche, descendues dans nos pieds, devenues squelettes, animales, avons compté nos os, retiré les masques, laissé le vent tournoyer entre les côtes, rapetissé dans nos crânes, écouté la lumière, puis grandi, bercées par l’eau qui monte, avons fendu la vague, descendu la rivière, ouvert nos gorges grandes, laissé la parole jaillir comme un lait.
Nous avons traversé. Dit et vécu le sang, la sueur, les larmes, les fluides du désir, avons tiré les fils, tissé des liens, défait des nœuds. Nous avons traversé, un millimètre par seconde, l’espace qui nous séparait de nous-mêmes, avec le poids des hanches, des muscles et des tendons, avec le poids de l’eau et de la transmission, quelques pas plus loin encore. Avons dansé. Récolté puis partagé le doute, l’exaltation. Avons ri et chuchoté. Nous avons traversé.
Avec celles qui nous précèdent et les suivantes, bien ancrées dans la terre, ouvertes aux dons du ciel, enracinées fières. Nous avons traversé.
– Journal d’Anne-Marie, 16 mars 2019
Moe, Emma, Joannie et moi.
Joannie, moi, Emma et Moe.
Je nous revois, dans le séjour doré de la Maison de la littérature, le lundi matin, après notre rencontre de démarrage avec Isabelle Forest, responsable de la programmation. Curieuses les unes des autres, mais aussi un peu nerveuses. Chacune bien imprégnée de son univers d’origine.
Cinq jours pour faire connaissance, écrire, créer un spectacle, c’est si peu. Il faudra plonger.
On apprend de la bouche de Moe le mot iskwêw, qui veut dire « femme » en langue crie et dont l’étymologie ramène aux mots « feu » et « cœur ». C’est aussi dans la déformation de ce mot magnifique – une souillure qui en dit long – que prend son origine le terriblement connoté « squaw ».
Nos rencontres sont rythmées par l’allaitement de Félix et d’Eva, les bébés de Joannie et Emma, que les papas, gentiment mis à contribution, déposent dans le studio quand les petits estomacs se mettent à gargouiller trop fort. On est dans le féminin ou on ne l’est pas.
Après le smudge matinal (après vérification, un peu de fumée de sauge n’allait pas déclencher l’alarme d’incendie), Moe nous fait voyager dans nos corps et dans nos voix. Ses exercices et sa musique sont de véritables catalyseurs. Nos êtres, notre parole, se transforment peu à peu. On apprend à se connaître. On change d’angle.
Les ancêtres sont invoquées. Elles flottent autour de nous et nous guident dans nos explorations. On ouvre des tiroirs, dont certains étaient restés coincés depuis longtemps et libèrent soudain leur contenu, leurs relents doucereux.
On apprend à chanter. Canoe song. Strong woman song. C’est puissant. Des couches de peur nous quittent.
Le spectacle se déroule comme un rêve. On est protégées. Fortes ensemble.
Cinq mois plus tard, nous voilà à Caraquet. Les bébés ont grandi. On se retrouve, le temps d’une répétition et d’un smudge. Les beaux visages de mes amies dans le soleil, l’air bourré d’iode. Après le spectacle, nos vies reprendront, parallèles, foisonnantes. Quelque chose toutefois, comme un amas d’électrons, continuera de chuinter dans nos poitrines. Nous aura rendues un peu plus libres. Un peu plus habitées.
Capables d’avancer encore, femmes dans le monde.
Anne-Marie Desmeules