Jonathan Roy. Le printemps de quelque chose (2)

EN ESSENCE. Retour en trois temps sur les traces volatiles d’une création collective

Jonathan Roy et Dominic Langlois. Fuites – Les pipelines se couchent à l’est. Crédit : Ancrages

 Le printemps de quelque chose

C’est mars à Québec et ça coule déjà.
Début mars et la pluie qui verglace nous porte, Dominic et moi,
sur la pente abrupte de la rue Saint-Stanislas,
qui relie notre studio partagé à la Maison de la littérature
à la rue Saint-Jean qui nous ravitaille.

C’est pas la mer à boire (même si on passe proche de se la péter),
mais il y a peut-être dans ce flow-là, à la fois déstabilisant et excitant,
quelque chose qui ressemblerait au mouvement de création
dont nous sommes le moteur et les passagers,
à bord avec nos collègues de Québec, jusque-là des inconnus,
qui deviendront des amis.

Parce que pour dire vrai, peut-être
que l’essence profonde de ce show-là,
c’est pas l’indignation mélangée de dégoût
que nous partageons après avoir sondé le cloaque pétrolier,
après nous être imbibés d’aberrations.
Ça, c’est juste normal.

Non, peut-être que la vraie essence du show,
celle qui nous fait carburer et qui nous fait prendre feu
à répétition, pour que le moteur tourne,
c’est justement toutes les petites rencontres
entre quatre artiste avec chacun leur démarche,
entre quatre esthétiques,
entre quatre vies,
entre quatre humains.
Tout ça, en quatre jours.
Quatre jours pour écrire et mettre en scène
une heure et quelques de poésie performée – parce que oui,
malgré le sujet, ça demeure une entreprise d’abord littéraire.
Quatre jours pour se dépasser.

Ça commence en jasant,
en s’entrechoquant,
pis en écrivant pendant une couple d’heures,
comme un nowhere, sans trop savoir encore où ça va mener.

Chacun dans son coin blanc de la Maison pure comme un temple,
avant de revenir tous ensemble dans notre cube de travail noir et plein de possibilités.
Parce qu’on a beau travailler ensemble,
le forage, lui, se fait seul.

Après, on partage.

Jour 1, jour 2, jour 3,
wash, rinse, repeat,
le tuyau se trace,
et on apprend à se connaître :
la symbolique de l’Ouest dans la mythologie wendate
et le paradoxe dans lequel on baigne,
le rapport à l’Ouest en Acadie,
Zumthor, l’oralité, la vocalité, et la vibrance matérielle du son,
le fil à suivre comme un tintement et
le courant acéré de l’indignation à fleur de peau,
dégoutée, comme un débit retrouvé,
mais aussi
le quotidien, la famille,
les autres jobs, l’engagement dans la communauté…
Tout ce qui fait qu’on se ressemble,
qu’on s’inspire
dans la différence.

Entretemps, l’échafaud prend forme
sans trop de censure, avec beaucoup de liberté,
celle qu’on trouve dans le nombre,
celle qui nous pousse en-dehors de nous,
à s’embrasser dans l’émerveillement des découvertes,
à s’embraser dans le désaccord,
à challenger les autres
à se challenger.

Si bien qu’on finit par s’influencer, par s’appeler,
si bien qu’à la toute dernière minute,
le dernier matin d’écriture, un peu avant l’arrivée des collègues,
constatant un vide dans l’ordre narratif
et en réponse au Rouler en 4×4de Dominic,
qui appelle à se questionner
sur ce qui attend le pauvre licencié de l’Ouest
en fin de run,
je finis par écrire Papa, pourquoi tu pleures ?
dans une sorte d’urgence
inexplicable.

Si bien qu’au final,
on se sera lancé des idées,
on se sera lancé des bidons d’essence,
des fois à contrecœur, mais pareil
on se sera lancés dans le vide
jusqu’à sculpter dans le bitume
une sorte de produit
qui ne ressemble peut-être pas

à nos entreprises respectives,
mais qui peut-être,
nous ressemble aussi plus ;
parce qu’on existe d’abord
en relation avec le reste du monde1.

 

Jonathan Roy

1 C’est drôle. Au départ, je croyais vraiment que ce retour sur les choses me conduirait vers quelques méandres conceptuels, que je chercherais à apposer quelque théorie sur la chose. Mais presque un an plus tard, voilà le gros de ce qui reste : un souvenir pas mal subjectif, avec au plexus, l’essence de la création : l’humain.

Poésie : couler ; pourquoi tu pleures
Réflexion critique : En essence. Retour en trois temps sur les traces volatiles d’une création collective. Pour en venir au pipeline (1). Varia – Dans l’après de l’autre automne et de la beauté des imprévus (3).

Texte publié dans le No 16. Déversements.

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