« Excusez-moi », fit le petit homme à lunettes, « je me demande si vous pourriez m’aider. »
« On va voir, monsieur » fit la bibliothécaire. Une fois de plus, elle allait devoir diriger quelqu’un vers Google qui la renseignerait mieux. Ses pensées étaient ailleurs. Dans sa recette de tranches de pommes de terre au gratin – quel fromage irait le mieux avec : Jarlsberg, provolone, ou gruyère ?
Ou dans l’article de 2019 qui disait
Une grenade de la Première Guerre dans les patates
Est-ce que les grenades à manche allemandes de 1914 n’étaient pas surnommées presse-purée parce qu’elles ressemblaient à un instrument de cuisine ? Enfin là ils en avaient trouvé une dans une caisse de pommes de terre à Hong Kong. Elle n’avait pas explosé, heureusement.
Ce genre de nouvelle était stimulant ! Mais ce client-là n’était ni beau, ni athlétique – plutôt chétif, chauve, binoclard. Son odeur corporelle appelait le déodorant. On aurait dit…
Un attelage de gamins passa. Ils s’écrièrent en chœur : Monsieur Patate ! Potato Head ! avant d’être tirés par une monitrice gênée.
Emma eut un petit sourire. Résignée. « Bon, Nous allons voir. De quoi s’agit-il ? »
Depuis que les bibliothèques publiques avaient été conçues non seulement comme des lieux d’accès ouvert à des rayons de livres et à des salles de travail et de conférences, mais aussi à des lieux conviviaux de rencontre et de simple relaxation, les bibliothécaires et leurs assistant.e.s bénévoles s’attendaient de jour en jour aux questions les plus bizarres et aux attitudes les plus étranges. Certaines personnes considéraient l’homme ou la femme derrière le comptoir comme une sorte de confesseur ou de thérapeute gratuit lorsqu’elles en avaient gros sur la patate.
Les réfugiés de la salle des magazines étaient, eux, clairement dans les patates. Trois sans-abris vivaient des rêves ronfleurs entre Paris-Match, Hello Canada et Potato Review. Un mâle à l’hygiène douteuse avait rejoint l’univers de Morphée non sans avoir ingurgité un plat de purée de pommes de terre assaisonnées à l’ail qui avait fini renversé sur le sol. Bienvenue dans le monde des patates pilées, se dit Emma. Elle laissa doucement se fredonner dans sa tête la chanson de Plume Latraverse
Mognon-donc, j’ai le bras gauche qu’y est trop long
J’ai décidé d’faire attention à moé
Faire du jogging, ménager ma santé
Et pis manger ben des patates pilées… Eh ! Eh ! Eh !
Eh ! ! ! ! ! ! ! Mash potatoes
Elle fit un grand sourire de cheval, toutes dents dehors, au crâne ovale de Mr. Potato Head.
« Je suis Léonard », dit-il. « Léonard Baratte »
Les gens avaient besoin de causer. De dire qui ils étaient, comme si cela avait la moindre importance. Elle lui aurait bien mis une patate, mais se retint. Elle était le sexe faible, après tout, même si elle n’aurait fait qu’une bouchée de ce petit tubercule. Elle voyait des centaines d’étrangers tous les jours, comme si elle allait retenir leur nom !
« Je suis d’origine indienne » ajouta-t-il, « mais…Connaissez-vous l’histoire des tribus perdues d’Israël ? »
Dans la tête d’Emma trottait un refrain d’Edith Butler « baratte ton beurre ». S’il voulait la séduire, il s’y prenait vraiment comme une patate. Qu’il soit juif, musulman, sikh ou mormon, elle s’en crissait, mais si au moins il avait été beau…
« Vous vouliez me poser une question, Monsieur Baratte. Allez-y, je vous en prie… »
Il eut l’air tout débalancé. Au soccer il devait prendre un temps interminable pour un tir mollasson vers les buts. Était-il du genre à lâcher la purée trop tôt ? Ou alors à râper sans pouvoir conclure ? Ces petits bonshommes chauves réservaient parfois des surprises. Depuis qu’elle était ado, c’était un jeu, imaginer à quoi ressemblait le zinzin des mâles sous leurs vêtements. Ah, le tien doit être court et gros, se dit-elle. Comme une patate sauvage.
« Je me demandais, » dit-il enfin, « s’il existait une communauté des adorateurs de la pomme de terre, un peu comme dans les années 1980 on avait à Paris une secte des adorateurs de l’oignon ? »
Elle se retint de chanter
Ah ! j’ai du grain de mil, ah ! j’ai du grain de paille, ah ! j’ai de l’oranger
Ah ! j’ai du tri, j’ai du tricolli, j’ai des allumettes et j’ai des ananas,
Ah ! j’ai du zi, j’ai du zinezi, j’ai du zinezine et j’ai du zinezo….
XXXXX
Quand Naomi avait été acceptée comme bénévole pour la nouvelle bibliothèque, elle n’avait jamais imaginé que l’une de ses tâches consisterait à ramasser de la purée renversée sur le sol tout en contemplant les pieds noirs de crasse d’un individu qui ne devait pas considérer la lecture comme une priorité. Bien sûr, il était impossible de laisser de la purée aux fines herbes sur le sol, mais pourquoi elle ? Le gros type sur le canapé lâcha une série de pets tonitruants. Naomi faillit vomir. L’idée que la bibliothèque au cœur de Sipekne’katik, la région des patates sauvages, assume un rôle multiple, dont un volet historique et un versant communautaire, avait certainement sa place dans la satisfaction du public. Mais cela voulait-il dire que le monde des livres devait se doubler d’un espace bouffe, que l’on allait bientôt servir des frites, des galettes de patates, des pommes de terre en robe de chambre, des fish and chips, des patates pilées, de la râpure et des patates en chapelet, histoire de célébrer tant l’Acadie que l’agriculture autochtone, sans parler de la recette irlandaise contre la famine ?
Elle soupira et prit la serpillère, tout en observant la bibliothécaire de service, Emma, aux prises avec un petit mec chauve, à l’allure de Monsieur Patate. On n’en sort pas, se dit-elle. Ici je me trempe les mains dans la purée à moitié rance et là-bas elle s’active avec Mr. Potato Head. Bientôt ils vont ajouter les plants de pomme de terre à nos salades nos tomates nos choux frisés poussés grâce à la lumière LED et on ira à la bibliothèque pour faire ses achats d’épicerie…
Finalement, peut-être que j’aurais dû me porter bénévole plutôt pour Le Roi de la Frite ou Poutine Unlimited que pour le monde des livres – de toute manière on manque de place et on en donne un wagon gratuitement toutes les semaines. Peut-être qu’après les cartons puis les emballages à partir d’épluchures de pommes de terre on devrait exiger que seuls les livres dont le papier recycle des épluchures de patates soient acceptés par la bibliothèque, en plus cela donnerait tout son sens à l’expression dévorer un livre. Le lecteur, après tout, c’est un consommateur…
Une chose était sûre à ses yeux : on était vraiment dans les patates, mais ce n’était pas une raison pour Lâcher la patate pour autant…Est-ce qu’on avait encore le droit de chanter
Lâche pas la patate, mon N****, lâche pas la patate…
Surtout en sachant, comme elle l’avait lu sur Google, que le compositeur avait par ailleurs écrit des textes racistes et suprémacistes sous un pseudo ?
Si au moins ce sans-abri était modérément beau, se dit-elle. Mais il avait des pieds crasseux et elle n’osa pas imaginer le reste. Elle fredonna la chanson des Douze Jours de Noël des Méchants Maquereaux tout en se disant qu’il fallait bien quelqu’un pour ramasser le gros mess de poutine râpée. Ou de patates très très pilées. Ou de chiard. Le chiard c’était pas sorcier, après tout.
1. Tu fais roussir les oignons dans le beurre. T’ajoutes la viande ou le tofu. Tu sales, tu poivres.
2. T’ajoutes les pommes de terre coupées en cubes. Tu mouilles aux trois quarts avec de l’eau.
3. Tu cuis au four à 180°C (350°F) pendant 3 heures.
4. Tu sers, chaud.
C’était simple : un petit effort, et la bibliothèque pourrait servir du chiard une fois par semaine, contribuant aux besoins en protéines de ses lecteurs. Pour les Anglais ils s’habitueraient à demander du Acadian Chiard, à moins qu’on ne fasse du Beef Chiard pour varier l’offre. Et l’odeur appétissante des oignons et des patates en cubes couvrirait les bouffées récurrentes de senteur de sous-vêtements passés date et de maillots ayant fréquenté la sueur depuis plusieurs jours.
XXXXX
Emma avait évidemment amené le fils présumé des Tribus Perdues à un ordi sur l’écran duquel ils parcouraient les sites sur pommes de terre, patates douces et patates sauvages. Tout en humant le parfum de son châle pour oublier que Monsieur Patate schlinguait quelque peu, évitant sans doute des incursions dans le monde merveilleux des déodorants…
En tous cas, question verbe et jaspinage, il était intarissable.
« J’ai étudié l’histoire des adorateurs de l’oignon, principalement des hommes. En anthropologie. Ils sont actifs à Paris depuis 1929. Selon eux les humains se régénèrent comme les oignons. Selon leur fondateur, Frère Thomas, pour atteindre à la perfection il faut couper la tige de l’oignon pour qu’il se rajeunisse dans son corps d’année en année. Il est donc essentiel que les membres masculins soient castrés… »
Emma se demanda si le fait qu’un client déguisé en chercheur évoque ses tubercules – enfin, ses testicules – et fasse allusion à sa tige constituait une forme d’agression sexuelle indirecte. Surtout que le parfum de Mr. Patate ne donnait guère envie de déterrer lesdits tubercules. Et dire que, du 16e siècle, quand les explorateurs venus d’Europe « découvrir » des terres largement habitées avaient renvoyé vers les Açores et vers l’Espagne des tubercules incas poussant sous terre et jusqu’alors inconnus d’eux, ces étranges produits en sous-sol avaient non seulement fait face à la réprobation des papes pour lesquels on avait altéré leur nom, de papas en patatas, mais aussi à une réputation aphrodisiaque à condition qu’on les mange crues. Peut-être pas très efficace, mais moins risqué que l’eau radioactive des années 1920…
Elle imaginait la scène… « Je vous prescris un traitement de Solanum Tuberosum du Nouveau Monde », dit sur un ton confidentiel le Docteur Diafoirus au vidame de Chartres, inquiet de sa baisse d’énergie virile alors que le duc de Nemours courait après sa femme, la princesse des patates en robe de chambre.
Emma découvrit que son châle parfumé à Shalimar faisait parfaitement l’affaire pour éviter les effluves émanant des vêtements du tubercule à lunettes. Il venait de lui expliquer qu’étant enfant dans un pensionnat, il s’était fait moquer de lui tout le temps à cause de son nom et du fait qu’il était vraiment médiocre au soccer. « Tu joues comme une patate » s’était assorti de « Hey Patate » à chaque fois qu’il n’évitait pas, comme arrière latéral ou gardien de but, qu’un boulet adverse ne pénètre les filets de son équipe.
Merci Vishnou, se dit Emma. Merci Shalimar. Elle avait appris ce système de châle en Inde, attendant avec un troupeau d’autres femmes un bus dans une zone plutôt boueuse où quelqu’un avait également décidé d’élever des porcs, grouissant et fouissant à qui mieux-mieux. Alors que la sagesse occidentale ne lui offrait qu’un haut-le-cœur continu, sa voisine indienne avait un air content et paisible, grâce au châle et au parfum. Vu les multiples odeurs dans un pays surpeuplé, ce système était paru extrêmement simple et ingénieux à Emma. Et là, cela permettait au petit type de dégoiser sans fin sur les gardiennes de buts des équipes de soccer féminines. Emma, qui laissait le discours traverser son cerveau d’une oreille à l’autre, se demanda si on nourrissait toutes ces belles athlètes de vingt ans de pommes de terre aussi bien que de riz ou de Gatorade. Aujourd’hui, les patates poussaient partout sur la planète, non ? Ce petit bonhomme aux oreilles en chou-fleur avait peut-être raison, pourquoi n’aurait-on pas un culte de la patate comme on en avait un, apparemment, pour les oignons ? Que serions-nous sans les patatas ? Surgit dans sa mémoire l’image de Axomama, la déesse mochica puis inca de la pomme de terre : il y avait sûrement plus d’ancienneté et d’utilisateurs au culte de la patate qu’au culte de l’oignon !
Le type était un moulin à paroles, hélas, avec un besoin compulsif de se renforcer une identité vacillante par un appel permanent aux autres. Emma vit que Naomi, la bénévole, avait terminé son nettoyage de purée. Le petit bonhomme, lui, insistait pour savoir pourquoi Sipekne’katik en micmac voulait dire « lieu où poussent les patates sauvages » alors que de toute évidence il n’y avait même pas vraiment de sol pour faire pousser quoi que ce soit sur la péninsule essentiellement granitique de Kjipuktuk, pas de champs de patates au bord du Grand Havre…
« Cela, » fit Emma, « c’est à cause des patates sauvages, aussi appelées patates en chapelet au Québec ou Chicaben par ici. Justement…- la porte de la délivrance se profilait à l’horizon – « nous avons ce matin, dans le cercle de Réconciliation, une ancienne mi’kmaw qui va parler de l’agriculture dans l’empire mi’kmaw, y compris les patates sauvages, apios americana, qu’on trouve surtout vers Shubenacadie. Vous devriez y aller… »
Le type, qui semblait bien cruiser Emma – ce genre de Monsieur Patate ne remettait jamais son charme courtaud en question – hésita, mais il était coincé : après tout, peut-être bien que, parmi ces Micmacs qui avaient depuis longtemps utilisé les patates en chapelet comme légumes et pour faire du pain, quelques-uns auraient secrètement perpétué le culte d’Oxamama, la déesse-mère, dont l’esprit aurait remonté le cours du Grand Fleuve, le Misi-ziibi des Anishinaabé, jusqu’aux rives du Grand Havre, dans la région des patates sauvages…
XXXX
« Emma et Naomi travaillent à la bibliothèque avec moi » fit Isabelle Fergal alors que Matt Deveau déposait sur la table un énorme plat de râpure. « Cela », dit-il, « c’est la râpure à tante Éveline. La meilleure, goûteuse, ni trop molle ni trop ferme. » Un deuxième plat vint rejoindre le premier, en prenant soin de ne pas le poser directement sur la table en verre – souvenir de ce pauvre homme tué par des éclats à cause de la chaleur. « Il y a une râpure au poulet mais aussi une râpure au tofu pour véganes et végétariens…Et pour notre invité cadien, Wayne Waguespack, on a fait un assaisonnement tout spécial ». L’ami cadien, qui regardait obliquement les plats comme quelque chose que le chien n’aurait pas voulu au réveil, eut un petit sourire timide. Assaisonné, épicé, hot, en Acadie du Nord, n’avait pas tout à fait le sens qu’on lui donnait en Acadie du Sud…
« Mais », poursuivit Matt, avant ces agapes il faut rendre grâce au créateur ou à la créatrice de nous permettre de jouir de ce délicieux plat – O Seigneur… » commença-t-il.
Finalement, se dit Emma, il y a bien un culte de la patate, même si c’est de la patate transformée. Alors que ce bénédicité finissait, Wayne Waguespack dit d’une voix de stentor : « Savez-vous que ce sont des Allemands, des Dutch, mes ancêtres, qui ont vraiment amené les patates et leur culture dans nos régions comme ici, en Migmagi ? À l’époque, les Français ne voulaient pas en manger parce que, selon le pape, quelque chose qui poussait sous la terre avait quelque chose de satanique, et la France était la fille aînée de l’église, l’enfant chérie du pape…Selon les Français la patate, qu’ils appelaient cartoufle, causait la lèpre, était responsable de la peste…mais chez les Suisses, chez les Allemands, on préférait bien se nourrir que d’écouter le pape, et on savait très tôt que les Kartoffel n’étaient pas toxiques, même que des Allemands en ont amené près de la Kouchibouguac quand ils sont arrivés au Coude… »
« À propos de toxique, » fit Naomi en poussant doucement Emma du coude, « comment t’es-tu débarrassée de ce bonhomme patate qui te collait comme une boule de poutine râpée ? »
XXXX
« Y-a-t-il des endroits dans le monde où ils ont vraiment des concours de lancers de nains ? » demanda Félix.
« Il paraît », fit Ben. « Il y a même eu un concours international dans les années 1990. Ce sont des Anglais qui ont gagné, mais un peu partout c’est illégal. On ne doit plus dire « nain », d’ailleurs. Même dans les contes. Ce sont des « personnes de petite taille », des « petites personnes », ou encore des « humains avec un défi de verticalité ». Plus de Blanche-Neige et les Sept Nains ! Et, depuis la fin de l’époque nazie avec toutes ses horreurs, on les protège précieusement, ces petites personnes si difficiles à trouver pour les cinéastes après 1945. Tous exterminés, vus comme des sous-hommes… »
« Sans doute qu’un de leurs docteurs bidon voulait percer le secret de quelque chose en disséquant des… petites personnes »
« Bon, les gars » fit Greta, « c’est l’heure du rösti. Arrêtez de fantasmer sur le lancer de petites personnes. Le lancer de gros gars, ce serait plus sportif, non ? Mais pour avoir de l’énergie, il faut manger des patates, donc vos röstis vous attendent. Baignant dans l’huile. Et s’il-vous-plaît, prononcez reu-che-ty. Au pluriel. Pas plus semblable à la râpure à ma tante Éveline que le cricket n’est semblable au baseball. »
« T’as pris quoi comme patates cette fois-ci ? »
« Bon, j’ai fait cuire des Yukon Gold. Le goût et la couleur, je trouve, sont plus intenses. Comme si toute la richesse du sol passait dans le légume… »
« La patate, c’est un fruit ou un légume ? » fit Félix
« Un légume, non ? »
« Pas si sûr. Oui, pour le Guide Alimentaire Canadien. Mais pour l’Organisation Mondiale de la Santé c’est un féculent. Et si tu vas en ligne, pour la Harvard T. H. Chan School of Public Health c’est un tubercule et pas forcément le meilleur. »
« Sans compter les Français qui s’obstinent à dire que quand on dit patate ici pour pomme de terre, on n’est pas correct parce que la patate c’est la patate douce et pas la patate à frites, hein… »
« J’ai connu une Juive orthodoxe qui soulevait ces problèmes-là tout le temps, parce qu’elle suivait un code alimentaire très strict. »
« Les Juifs mangent des patates ? »
« Ben oui, mon homme. Pour Hanouka ils font des latkes, c’est des galettes de pommes de terre croustillantes. Et puis les knishes de pomme de terre et oignons, c’est vraiment délicieux… »
« Mais comment il peut y avoir des patates dans la Bible ? C’est un légume, enfin un féculent, enfin un tubercule, OK…mais c’est inca. Même mochica, c’est encore plus ancien. Le monde inca c’est pas la Bible, hein… »
« Mais peut-être qu’Eve a découvert la pomme de terre, hein… Le serpent lui avait préparé des röstis, c’était un serpent suisse… »
« Ou un djâbe acadien… »
« Y a même quelqu’un qui a fait une vidéo sur Daily motion sur Adam, Ève et les pommes de terre, hein. T’as qu’à googler Pomme De Terre Adam et Eve… »
« OK, la patate est un légume, donc mais c’est quoi un féculent ? »
« Un féculent a plus d’amidon et de glucides qu’un autre légume. Bref, ta patate c’est un peu tout, légume, féculent, tubercule, alors cela ferait du sens que le serpent ait tenté Ève, notre mère à tous et toutes, avec une bonne petite râpure bien ferme… »
« OK », finis avec tes röstis. Là t’avais râpé les patates à chair jaune, et pis ? »
« Le rösti c’est le plat idéal pour les anthropologues, hein. Il y a du cru et du cuit, pour le cru c’était des patates blanches… »
« Nouvelles ? »
« Aucune idée. Mais une chair bien blanche… »
« Wow, une recette raciste… »
« Et là après avoir râpé tu fais revenir dans l’huile, moi j’aime l’huile d’olive extra-vierge… »
« Comme Ève, quoi … »
« Comment ça ? »
« Ben ouais, avant de manger la patate du serpent Adam et Ève savaient même pas qu’ils étaient tout nus, hein… C’est juste après qu’ils ont trouvé qu’ils étaient pelés… »
« Comme des patates ! »
Les mecs gloussèrent. Tous ces sous-entendus d’histoires de vierges, de râpure, de mélanges de chairs jaunes et blanches…
« Il y a un proverbe créole, vous savez. Qui dit Quand vous avez très faim, une pomme de terre n’a pas de peau. Ce qui veut dire, bien sûr, qu’on ne fait pas attention à la couleur de la peau quand on a faim. Et les incas avaient des dizaines de couleurs de peaux pour leurs patates… »
« Mais tes röstis, c’est pas les vrais röstis suisses, hein ? Parce qu’on n’a pas les mêmes patates ici, la terre n’a pas la même saveur… »
« Touché. Avec mes tubercules de l’Ile, les patates de l’Idaho, ce sont des röstis Nouveau Monde. Les patates aux pignons verts. Si j’avais un gastropub à moi j’en servirais plein et je me ferais plein de fric. Tout ça grâce à des patates. »
« Si t’ajoutais comme apéritif le lancer de nains, ce serait l’extase » ajouta Félix.
« Laisse-moi te dire quelque chose, Monsieur Lancer de Nains. Tu connais l’histoire des pots d’échappement ? »
« Comment ça ? »
« Tu enfiles une patate de bonne taille dans le tuyau d’échappement d’un véhicule à moteur, tu vois. Assez profond pour que cela ne ressorte pas quand la voiture démarre, au risque de tuer le chien. Là, ta patate bloque les gaz et tu causes des dommages au moteur et de grosses inquiétudes au conducteur que tu voulais emmerder, évidemment. La malédiction d’Oxamama, sa revanche sur la technologie qui pollue la planète… »
« Et alors ? »
« Ben, tu vois, les gens qui lancent des nains ou qui fantasment là-dessus, rien n’empêcherait de prendre une patate de bonne taille et de l’enfiler dans le tube digestif de ces niaiseux-là, au bon bout, et de voir ce qui se passerait, histoire de leur faire comprendre qu’on ne joue pas avec des humains comme avec des objets… »
« Allez », fit Ben. « On mange pendant que c’est chaud et bien huileux. Oublions les nains. »
« Un plat de röstis bien gras, bien brûlant, sur la tête, ça vous irait ? » proposa Greta avec le sourire. « Si j’entends encore parler de nains… »
« C’est le temps pour Jimmy C. Newman, pour sûr… »
Un soir au bal un tout p’tit bougre et un gros après à s’battre
J’voulais que le petit gagne et j’criais “Lâche pas la patate”
Le gros bougre m’a r’gardé et dit : Espère que j’te rattrape
J’mé viré de bord… J’ai couru fort… J’ai lâché la patate…
XXXX
« Savais-tu ça ? » demanda Wayne « Rêver de patates, cela dit ici, c’est un symbole de grand bonheur et de gains inattendus. Cela signifie que votre nature est flexible, que vous êtes intelligent, et que les autres aiment votre compagnie… »
« Tu vois », fit Emma, « J’imagine que si tu mourais de faim dans un camp de concentration, où on te considérait comme un animal et qu’on ne te nourrissait pas, rêver de patates c’était surtout imaginer un vrai repas, même le plus ordinaire des repas, de quoi te donner quelques forces… »
Son téléphone se mit à carillonner.
« C’est l’heure du swap ! » s’écria-t-elle
« Le swap ? On est devenus échangistes ? »
« Juste question patates. Ici, on a fait des röstis, mais en bas ils ont fait de la râpure. On a décidé que, pour élargir nos horizons grâce aux patates, on allait échanger, on va leur descendre la moitié de nos röstis et ramasser la moitié de leur râpure. Un peu comme ils faisaient dans les années 1970, quand tout le monde commandait un plat chinois et qu’après tout le monde partageait dans une sorte de potluck géant… Sauf que là on partage des traditions culinaires. Culture et agriculture, pour vous servir »
« Et voilà ! » firent justement les filles qui arrivaient avec la râpure encore chaude, « on embarque vos röstis ! »
« Plus tard », fit Emma d’un ton très solennel, vous serez intronisés adorateurs de la patate de niveau 1, à condition d’avoir mangé des deux. Vous ferez partie de l’ordre millénaire d’Oxamama. La semaine prochaine, ce sera poutines râpées et knödel, et vous atteindrez le niveau 2. Et ainsi de suite. Il y aura même des latkes et des knishes, il y aura du borscht, vous ne sortirez plus du monde merveilleux des patates….
« Et ça va nous donner quoi, à part une indigestion de patates, l’ordre d’Oxamama ? »
« Plein de protéines, de l’amidon, des tas de bonnes choses, et des idées pour des plats originaux, y compris des recettes de patates-en-chapelet en l’honneur de nos amis micmacs… »
Ah, se dit Emma, qu’est-ce qu’il aimerait ça, le petit Monsieur Patate qui se rêvait en adorateur des tubercules magiques….
XXXXX
Léonard Baratte s’éveilla en sursaut, tout trempé de sueur. Il venait de vivre un rêve horrible. Il avait sans doute crié au réveil, mais dans son immeuble à condos on aurait pu vous couper en rondelles dans un appartement que les voisins n’auraient à peu près rien entendu. Il s’était souvent demandé combien de temps quelqu’un devrait être mort avant que les voisins et le surintendant s’inquiètent et appellent la police.
Le rêve se dissipait dans une aube brumeuse mais une chose surnageait encore : dans le rêve, une femme pourvue de boules bien fermes, était en train de le découper en tranches fines avec un couteau japonais comme s’il était une pomme de terre et qu’elle préparait du gratin dauphinois. Était-ce, cette femme dominatrice, la bibliothécaire qui lui avait tout dit sur les poutines râpées ?
Des coups frappés à la porte de l’appartement le firent lever, un peu paniqué – dormait-il encore ? Était-il réveillé ?
Il y avait trois hommes à la porte. En pleine nuit. Comment avaient-ils réussi à entrer sans clé électronique ? Avaient-ils volé un fob ? Était-ce des assassins ?
Ils lui firent penser aux trois clochards qui avaient alimenté tant de fantasmes et de questions lors de l’assassinat de John F. Kennedy. Mais depuis 1962 au moins un des clochards était mort pour sûr… et puis c’était curieux, un avait l’air asiatique, un était plutôt bronzé, et le troisième blanc aspirine. Des rois mages. Les compagnons du magicien d’Oz. C’était fou.
« Oui ? »
« Nous sommes ici pour votre gratin dauphinois » fit l’Asiatique. « Je suis Ricardo Provolone, et voici Sven Jarlsberg, et notre ami Max Gruyère… »
Je rêve, c’est sûr, se dit Léonard. Curieux, mais très inquiétant. Pas du tout un rêve positif de patates…
« Quand la lune a la forme d’une patate », dit sentencieusement celui qui s’appelait Jarlsberg, « il faut suivre la piste du gratin dauphinois. Ou, parfois, de la tartiflette – vous n’ignorez pas que le nom donné aux patates en italien était taratoufli. Mais pour le gratin dauphinois il est indispensable que nous vous découpions en tranches très fines, avant de vous mettre dans le four avec nous… »
« Le four ? Des nazis, et en plus des nazis sadiques avec un humour noir répugnant ! ». Léonard bloqua la porte avec son pied, s’efforçant de la refermer. Mais elle ne se refermait pas, il se mit à cogner dedans, cogner pour que ces rois mages fous échappés d’on ne sait quelle clinique psychiatrique ne mettent pas leur projet à exécution.
À exécution. C’était bien le cas de le dire. C’était la nuit des blagues de mauvais goût.
Et là, le bronzé, qui n’avait rien dit jusqu’alors, s’écria en lui souriant de toutes ses dents : Hey, patate ! Toujours aussi nul ! Incapable de… »
Il s’effondra.
« Monsieur ? »
Il ouvrit les yeux. Un homme en blouse blanche était penché sur lui, lui demandant s’ils pouvaient le détacher…
« Vous n’avez plus de raison d’avoir peur, Monsieur. Vous avez vécu un épisode psychotique, quelque chose vous a effrayé, les voisins ont appelé la police parce que vous étiez en train de hurler en frappant dans une porte et en disant qu’il ne fallait pas vous couper en tranches. Enfin c’est ce que les voisines ont cru comprendre, elles étaient en train de transporter des plats de pommes de terre cuisinés et vous avez soudain hurlé le four ! Le four ! Bref elles ont pris peur, mais heureusement il y en a une qui vous connaissait un peu, je crois…Ici il n’y a rien que cette porte, monsieur… »
« Baratte. Léonard. »
« Monsieur Baratte, personne ici ne vous veut de mal. Vous devriez dormir. Parfois ce qui se passe dans nos têtes est très mystérieux, et malheureusement personne ne peut être dans la tête des autres, même le meilleur psychiatre. Vous aurez demain la visite d’une psychiatre, qui viendra vous aider. Emmanuelle Oxamama. Une collègue péruvienne charmante. Si vous étiez dans les patates, elle vous en sortira, vous verrez. » fit-il avec un sourire. Pour ce soir, moi, je vous laisse. L’infirmière viendra voir tout à l’heure s’il vous faut quelque chose, mais je vous conseille de dormir. »
Il a fermé les yeux, Léonard. Dans sa tête, c’est étrange, il y a des rangées de pommes de terre à l’infini, bien butées et prêtes pour la récolte. Les plants au-dessus du sol promettent une quantité exceptionnelle de tubercules de bonne taille. De quoi empêcher malnutrition et famines à tout jamais. Et puis le drone bascule vers des grilles et des arbres couverts de dizaines de patates sauvages, et des femmes lui tendent des pommes de terre de toutes tailles et de toutes les couleurs. L’abondance. Une mélodie de Guy Béart chante dans sa tête, malgré lui.
Enfants de tous pays, et de toutes couleurs
Vous avez tous la même chose dans le cœur….
Il se réveille, assis dans le lit. L’infirmière dit : « Vous avez faim ? »
« Oui »
« Vous avez de la chance » dit-elle « Ce soir, le cuisinier français avait préparé un hachis Parmentier délicieux, on vous en a gardé…mais il y a aussi du pâté chinois ».
Henri-Dominique Paratte
Texte publié dans le No 37. La patate