Tout se mélange dans cette histoire car les sources ne sont pas véritablement fiables et les coïncidences se font nombreuses. D’abord cet homme qui a 80 ans. Je connais plusieurs personnes qui ont 80 ans et donc je peux m’imaginer leurs corps, leurs visages, leurs rêves et la conscience plus ou moins consentie, plus ou moins consciente, que la fin de la vie approche. Et puis il y a ce livre dont on ne connaît pas le titre emprunté il y a 69 ans – passons sur la référence érotique – 69 ans c’est l’âge que j’aurais dans 2 ans. Cet abandon coïncide donc avec le milieu de la guerre, une guerre qui s’est passée loin d’ici (faire des recherches sur l’Estonie et sa position durant la deuxième guerre, comment elle est ensuite passée dans le bloc soviétique, etc…) et que nous n’avons pas véritablement connue.
Je me souviens de ces histoires de déserteur. Il y avait près de chez-nous un groupe de maisons – cinq en fait – qui ne faisaient pas véritablement partie du village et que nous appelions sur un ton relativement dérisoire « le crique » et dont l’un de mes frères disait qu’il s’agissait en fait d’une république. Ces maisons faisaient partie d’un ensemble dont la grande particularité était leur proximité de la voie ferrée. On dit que Fred à Jean-Louis, propriétaire de l’une de ces maisons, personnage énigmatique et ermite à ses heures, accueillait chez-lui les déserteurs qui sautaient du train et qui marchaient le long de la voie ferrée à la recherche d’une bonne âme prête à les héberger et les nourrir. Pour moi cette guerre, la deuxième, c’est un train qui passe, en fait c’est l’image d’un train en Europe. Le 23 juillet 1944, année de l’emprunt du livre, le dernier train de déportés juifs quitta la France pour le camp de Bergen-Belsen. Ces histoires d’horreur qu’on ne voyait pas encore dans les médias, quand il y avait des risques, de l’aventure et de vraies histoires d’amour qui duraient toute une vie.
Alors oui, ce livre, en 2013, 69 ans plus tard, cet homme qui se décide enfin à régler ses comptes, à mettre de l’ordre dans sa vie avant le grand voyage et qui se dit que oui, après 69 ans, il faudrait bien que ce livre soit rapatrié au lieu d’où il est venu. Sa présence depuis 1944. L’année de la prise du pouvoir par Peron en Argentine, du massacre de Thiaroye au Sénégal, de l’écrasement du premier kamikaze japonais sur un porte-avion américain, mais surtout en Europe où le 6 juin prend place l’opération Overlord sur les plages de Normandie. Ici au pays, le Parlement vote l’acte des « payes de familles », Conrad Black vient au monde, Stephen Leacock décède et bien sûr la guerre qui se poursuit en Europe, les soldats acheminés en train vers Halifax, d’où l’oeuvre humanitaire de Fred à Jean-Louis contre la guerre mais surtout contre la peur et tout ce qui s’en suit. Au Nouveau-Brunswick, c’est le gouvernement d’Alistair McNair qui dirige à Fredericton. McNair, l’un des mentors de Louis J. Robichaud. On ne connaît pas la date exacte de l’emprunt et c’est dommage car on pourrait encore imaginer bien d’autres choses.
Alors cet homme, dont on ne connaît pas le nom et dont la seule notoriété aura été d’avoir emprunté et rapporté un livre en retard de 69 ans, fera les manchettes et sa présence sur l’internet lui vaudra ces 15 minutes de gloire dont parle Andy Warhol. Bien sûr on va se payer sa gueule et il fera rire de lui, ce sera le genre de nouvelles qu’on passe en fin de bulletin pour nous faire sourire après les horreurs de Syrie et la déconfiture des marchés. Il n’y a pas d’image de lui et sans doute est-il dépassé par sa gloire aussi soudaine qu’éphémère. Il ne sait pas que j’écris ce texte, je ne ferais aucun effort pour lui faire parvenir, je suis à peu près certain qu’il n’a pas l’internet, les chances sont qu’il ne le saura jamais et c’est peut-être mieux ainsi.
Je me dis que sa stratégie est impeccable et sans doute lui a-t-elle a été dictée par une manœuvre inconsciente dont lui-même ne soupçonnait sans doute pas les répercussions. Dans la vie, c’est un fait maintes fois vérifié, on ne fait rien pour rien, tout a un sens et, en autant qu’on s’y attarde, on finit toujours par trouver. Sans doute, sans le vouloir vraiment, l’emprunteur a-t-il voulu retenir ce livre. Le rendre 69 ans plus tard lui a permis de faire une entrée fulgurante sur la scène médiatique, du moins si l’on évalue la modestie de son geste comparé au retentissement dont il fait l’objet.
Cela me rappelle, mais dans une toute autre perspective, la découverte de ces gens qui se sont sauvés dans la forêt et qui finissent par en sortir ahuris en apprenant que la guerre est terminée et qu’ils sont incrédules mais très en retard dans les nouvelles. Où se situent et où s’arrêtent le parallèle entre une vie perdue dans l’égarement et un livre retrouvé. Je ne sais pas vraiment mais cela ramène à la guerre je suppose et le fait qu’on en oublie et qu’on en perd de grands bouts.
Les deux noms qui polarisent l’événement sont en fait la bibliothécaire et l’auteur. Je suis certain qu’en remontant la filière Google on pourrait se rendre jusqu’à Ivika Turkson dans sa bibliothèque de Tallinn où elle savoure elle aussi les bienfaits de cette gloire plutôt incommodante et démesurée. Quant à Eduard Vilde, on dit qu’il est le premier auteur professionnel de l’Estonie. Né en 1919, diplomate, journaliste, critique du régime tsariste il ne connaîtra pas le régime soviétique qui va l’honorer d’un timbre à son effigie. Je garde en mémoire cette photo de sa statue à Galway, en Écosse, où il est assis, tout bronzé, face à Oscar Wilde qui ne se ressemble pas.
Texte publié dans le no 8 Jeudivers