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Déplacement
Il faut toujours finir par arriver, même si c’est par un vol de la Lufthansa en provenance de Francfort. Cet avion est plus vieux que les précédents, celui de Toronto et celui du lieu d’origine. Le pilote s’est excusé du retard en plusieurs langues. Il faut le faire. Un autre aéronef était prévu, mais il a fallu prendre celui-ci à cause d’un bris mécanique. Le pilote rassure la clientèle : « Nous serons en vol dans dix minutes. » Pas exactement à la mañana.
Le décollage réussi, le passager remarque que cet avion n’a pas d’écran au dos du siège d’en avant, donc il n’y aura pas de Flight Tracker.
Au-dessous, une couverture de nuages plutôt blanche. En avant, une femme aux cheveux blonds dans lesquels on peut voir une pince à cheveux nommée BaByliss© . Elle porte des lunettes à montures couleur abricot. Le passager derrière cette femme se demande comment les immenses turbines font pour rester attachées aux ailes plutôt minces.
Le passager écrit dans son carnet d’écriture tout en se demandant si l’encre passera à travers la page pendant que sa femme parle avec l’ornithologue français qui retourne en expédition dans le delta de la rivière Èbre, ou comme la nomme les Espagnols, le rio Ebro, nom plus difficilement oubliable, car il rime. Les Français aiment changer les noms topographiques et même les noms de personnes en une prononciation plus française. Nous n’avons qu’à penser à Michelangelo francisé en Michel-Ange, et Leonardo da Vinci en Léonard de Vinci. L’Ebro est une rivière à plusieurs méandres qui se jette dans la Méditerranée. Elle offre sur son long parcours vers cette mer des lieux pour l’observation et l’étude de waziwazos comme Raôul Duguay les nomme dans Lapokalipso.
Commencement de la descente sur Barcelona.
La couverture blanche s’est partiellement dispersée.
En bas. Une rivière. Des villages ou villes sur ses bords.
Des routes en lacet partiel.
Suivre la côte méditerranéenne émeraude.
Cette route, le passager l’a déjà suivie en vieille Mercedes grise.
Atterrissage réussi.
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BCN
Dans le paysage mouvementé de l’aéroport de Barcelona (BCN) à l’arrière-fond couleur jade se déplace une femme mince aux longs cheveux bruns légèrement ondulants, chandail bleu et robe vert bleu dont les longs pans se déplacent avec une élégance tranquille au rythme de sa marche.
Accompagné de sa femme, l’étranger, en arrière de la femme mince, se demande si c’est ça l’allure des Barcelonaises. Même s’il est déjà venu dans cette ville, sa mémoire lui fait défaut. Il est vrai, il se peut qu’elle arrive ou qu’elle reparte, comme le fait la plupart du monde qui se déplace dans les longs corridors des aéroports. Elle pourrait venir de n’importe où quoiqu’elle ne ressemble pas du tout à une Chinoise, à une Japonaise ou à une…
Eh oui, il y a toujours la fatigue qui accompagne l’arrivée dans un pays lointain surtout après avoir passé la nuit dans un gros oiseau métallique.
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Le chauffeur de taxi
D’après une photo reçue par courriel, deux hommes sont censés venir chercher l’étranger et sa femme à l’aéroport en tenant une affiche sur laquelle il devrait être inscrit quelque chose comme « Can Serrat, Gracia et Jacques. » Le couple cherche ces deux hommes, mais n’en repère qu’un dans la foule qui ne ressemble aucunement aux deux sur la photo, toutefois son affiche indique : « Can Serrat ». Avec son béret et ses cheveux en queue de cheval, ce conducteur ressemble un peu au poète acadien Georges Bourgeois. Il aide le couple à emporter leur bagage à la voiture. Le couple apprend que le chauffeur de taxi n’est pas un vrai chauffeur, il remplace son ami trop occupé à venir chercher d’autres personnes qui arrivent à l’aéroport. En fait, c’est la première fois qu’il conduit un taxi. Le couple essaye de jaser avec lui tant bien que mal en utilisant des bouts de castillan et de français, mais il parle principalement le catalan, toutefois il n’hésite pas à essayer de répondre à leurs bribes de questions tant bien que mal. Il se considère chanceux d’avoir un emploi, car beaucoup de gens de son âge n’en ont pas et il est également heureux d’être le père de deux jeunes enfants. Le chemin de l’aéroport à El Bruc défile, l’homme du couple a déjà aperçu certaines des choses qu’il a vues dans une recherche précédant le départ dans Google Maps ; donc un peu de déjà-vu se pointe pendant la montée du niveau de la mer à 444 mètres. À la recherche du déjà vu ou du pas vu ?
En descendant le chemin de terre battue à forte déclinaison dont sortent ici et là des bouts de roches et dans lequel il y a également des sillons creusés par la pluie qui a descendu le ravin, sillons qui traversent le chemin, le chauffeur exprime de la surprise suivie d’un moment d’hésitation, car il n’a pas l’habitude de ce genre de descente, même si le chauffeur ordinaire lui en a probablement parlé.
Le bagage sorti du taxi, l’homme du couple donne la somme prévue pour le trajet et y ajoute cinq euros que le chauffeur essaye de lui redonner, mais l’homme du couple dit : « For you » et le conducteur l’accepte gracieusement en souriant et en le remerciant.
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Katherine et Oscar
Le couple est accueilli par Katherine, qui a osé prendre la direction de la résidence, et son copain Oscar, ancien escaladeur et guide d’escaladeurs du Montserrat, originaire d’Eixample, non loin de la Sagrada Família, église qu’il pense ne sera jamais finie. Il ressemble à un acteur étatsunien reconnu pour ses rôles dans certains films de gangsters, de même que pour ceux d’amant passionné et il joue également celui d’un peintre qui vole une bouteille de vin dans une épicerie pour ensuite aller peindre dans un champ, s’étendre par terre et écouter le chant des waziwazos.
Oscar a, sans doute, un caractère hardi.
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Anna
Surprise, la femme mince entrevue à l’aéroport avait la même destination que l’étranger et sa femme. Elle s’appelle Anna. À une table/mesa, elle travaille dans son cahier à une ébauche contenant des formes géographiques en noir et blanc. L’effort soutenu et le passage du temps feront voir le travail de peintre paysagiste d’Anna dans lequel coulent des rivières rouges et bleues comme dans l’éclat d’une bataille, d’armées qui s’affrontent. Lorsqu’Emily d’Amherst, Massachusetts, qui connaît l’espagnol, parle avec Anna, qui comprend un peu cette langue, nous apprenons qu’Anna est originaire de Stalingrad.
Jacques regarde Anna, qui lui semble gênée, mais il a remarqué qu’elle peut communiquer so so avec Emily, qui veut finir son premier roman. Jacques se dit : « Il faudrait que je l’encourage, car c’est une personne fine ». Quand Anna rit, elle lui fait penser au vers de Dylan : “she breaks up like a little girl”, ce qu’il qualifie de « belle fragilité », puis il réalise qu’il faudrait qu’il essaie aussi de lui parler, car il n’a jamais parlé à une personne russe, mais il y a le problème quelque peu insurmontable de la langue… Il se demande si le fait qu’elle peut montrer sa fragilité découlerait d’une force de caractère. D’un autre côté, elle lui apparaît un peu anémique.
Le soir, Anna se retire dans le salon commun ou dans sa chambre devant l’écran de son portable qui illumine son visage à la brunante telle une chandelle et elle entretient une longue conversation sérieuse sur Skype avec son chum en Russie.
Puis elle se couche avec son livre favori en main, Les frères Karamazov, et le relit à l’aide d’un faible éclairage, car elle trouve cela réconfortant de lire Dostoïevski au lit.
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Le coureur
Les quelques esteladas qui pendent des balcons sont comme un hommage constamment renouvelé à la Catalogne. Le coureur court 10 minutes en montant la rue principale d’El Bruc, puis se met à marcher et à admirer la crête très irrégulière du Montserrat formée par les colonnes dont est composé ce massif. Montserrat, un bon passage dans le paysage. Des colonnes bizarres qui semblent avoir été formées par des moines qui prient, qui ressemblent à des personnages qui l’interpellent, qui veulent partager leur passion persistante, qui grimacent longtemps, car ils sont pris dans le grès. La passion des roches quoi.
C’est la première fois que ce coureur se trouve dans le centre du village d’El Bruc. Il trouve un petit café/boulangerie, y entre, et commande uno espresso doble. La serveuse aux cheveux noirs en queue de cheval qui le sert est très gentille. Un petit chien brun qui a un air heureux se présente à la vue de l’étranger, mais lorsque le petit chien de rien le voit, la peur le prend, puis il pique par en arrière et disparaît pour réapparaître avec un homme quelques secondes plus tard. Cet homme non rasé depuis quelques jours tient quelque chose dans son bras. Il parle à son chien et ce dernier se calme. L’homme et le chien sont suivis de la femme du premier. Le couple semble comme s’il est en chemin pour le travail. Mais que font-ils avec le chien ? Le coureur a envie de leur demander : « Où allez-vous gens d’El Bruc ? », mais il se retient. Le couple parle avec la serveuse et l’étranger pense : « O.K. Le catalan, tu n’en comprends pas grand-chose. » Le coureur pense que l’homme a dit : « — Assis ! », à son chien, ainsi qu’un autre mot qu’il semble reconnaître, alors cela le rassure.
Le coureur regarde la belle grande carte de la région d’El Bruc, Collbató et Montserrat à sa droite fixée au mur. Il essaie de déterminer comment se rendre au Monastère de Montserrat. Il pense à sa femme qui dort à la résidence et qui rêve peut-être.
Écrire pendant trois semaines, voilà quelque chose qu’il ne s’est pas payé depuis longtemps.
Le retour d’El Bruc se fait toujours plus facilement, car il faut monter pour y aller et descendre pour y retourner. Bref, placer un pied en avant de l’autre, laisser la gravité faire son joyeux travail, se charger du reste avec allégresse.
Arrivé à la résidence, il mange du melon en compagnie de deux Suédoises, dont une qui balance un gros couteau plutôt haut tout en riant.
Texte publié dans le No 9 de la revue Ancrages