
Josiane Robichaud (2025)
4 h 44
Lauralie est anxieuse.
Non. Troublée, tourmentée.
Les veines bleuies sur son front font vibrer ses tempes. Son lobe temporal manifeste un inconfort face à l’obligation de répéter en boucle la séquence qui l’attend de l’autre côté. La table de nuit, la commode, le miroir, le lit. Ses lèvres se fissurent davantage à chaque mot qu’elle prononce.
La commode, le miroir, le lit, la table de nuit. Sa mâchoire craque sous la force qu’elle lui applique. Elle sait qu’elle se trompe. Encore. Les ressorts du lit grincent au moindre fléchissement de ses muscles. La couverture est jaunie, maculée, trouée, symbole de la douleur qui la paralyse. Que se passera-t-il si elle n’y arrive pas ?
Lauralie s’observe méticuleusement. Sa peau, déchirée par les fragments de verre, laisse s’installer une pâleur connue. Ses mains grelottent sous la vision de son visage. Le miroir, le lit, la table de nuit, la commode. Il n’a offert aucun indice, aucune piste substantielle, qu’un regard qui pèse sur l’esprit.
Ses pensées se déraillent. Ses ongles sont ravagés par l’acuité de ses dents. Des dents inutiles face à l’angoisse qui pèse sur sa poitrine, qui déchire son corps et qui capture sa sanité. Le sang dégouline lentement sur la paume de ses mains ; une once de chaleur qui s’installe pour immédiatement être engloutie par l’air glacial de la chambre. Elle rit d’un rire déchaîné, qui se prolonge, fait perdre le souffle et couler des larmes, puis s’éteint dans un silence lourd. Comment en est-elle arrivée ici ?
L’avant, le pendant et l’après ne sont désormais plus importants pour Lauralie. Elle sait qu’elle doit attendre.
Elle attend.
L’édredon vrille sous un mince mouvement, il effleure ses jambes. Non. Il est trop tôt. Lauralie se met à régurgiter le contenu de son petit-déjeuner. La commode, le miroir, le lit, la table de nuit. Lauralie réfléchit pendant que ses pieds trempent dans un liquide visqueux, fétide, sans doute le tapis maintenant imbibé de vomi.
Lauralie se lève. Ses mains se crispent sur la chair de ses jambes. La peau n’a pas encore poussé de croûte là où elle devrait déjà y être. L’odeur du vomi et du moisi de la chambre l’étourdissent, lui piquent les yeux. Et s’il y avait plus ?
Lauralie reste figée, centrée dans la pièce alors que son regard étudie méticuleusement chaque recoin de la chambre. Le papier peint se dépouille de sa peau d’origine, le plafond est tâché de graisse, le thermostat est figé à une température glaciale. Rien n’est évident, tout est banal, simple. Lauralie se rapproche de la fenêtre pour la sixième fois. Rien. Aucun nuage, aucun ciel, aucun paysage. Rien. Le noir complet. Prise de cette agressivité qui la consume, Lauralie empoigne la petite chaise de bois qui pourrit dans son coin sombre et la lance violemment contre la fenêtre. Encore, rien. Aucun bris, aucun bruit.
Lauralie lance un cri de rage d’une force qui fait vibrer les murs de la chambre. Elle ramasse tout ce qui se tient sur son passage, lampe de chevet, oreillers, tout y passe. Les objets volent dans les airs d’une puissance redoutable, colossale, mais inefficace. Aucun bris, aucun bruit. La tension qui l’étouffait il y a quelques secondes se dissipe, comme la toute première fois. Lauralie retourne à sa position initiale, assise, sur le lit, les pieds trempés dans son vomi.
Le miroir, le lit, la table de nuit, la commode. Et si les objets n’y sont pour rien ? Une distraction, un obstacle peut-être. Non. Il a été bien clair. Stupide, lâche, incapable. Lauralie sait qu’elle n’est pas la plus intelligente, ni la plus courageuse. Rien de plus que simplement vivante. Les mots qu’avait crachés sa mère il y a cinq ans font soudainement surface dans sa tête. Le pire des moments. Sa mère lui a toujours reproché d’être une bonne à rien, trop sensible pour la réalité du monde dans lequel elle vit. Peut-être qu’elle a raison. Peut-être qu’il faut céder en cet instant, purger ses souvenirs pour oublier la misérable situation dans laquelle elle se trouve, lui permettre de vider son corps de vie, de transpercer sa mémoire, tout ce qui l’accable, clore l’histoire une fois pour toutes. Lauralie n’est pas courageuse. Elle le sait.
Lauralie réfléchit. Un flot de pensées surgit. L’ensemble des évènements des derniers jours, les autres, la séquence qui l’empoigne violemment. Et si… Non. Trop évident, trop facile. Ses yeux se noircissent, se plongent dans un courant, creux, rempli de cauchemars, d’oublis, de subconscient. Invisible. Absent. Et si…
Le cœur de Lauralie s’accélère. Sa respiration s’écourte, puis s’intensifie pour lui donner la dernière goutte qu’il lui reste. Ses muscles se détendent, se soulagent et ses mains perdent enfin leur forme douloureuse. Il ne s’agit aucunement d’une pure réflexion de soi ou de son passé. Tout va bien au-delà de cette simplicité, de cette surface que tous peuvent atteindre si facilement. L’erreur, c’était la même à chaque fois, elle le sait maintenant.
Lauralie se lève. Non, pas le lit, ni la table de nuit, ni la commode. Pour la première fois depuis longtemps, elle n’a pas besoin d’y penser pendant des heures, des jours, des semaines. Elle fonce tout droit vers le mur où il se retrouve. Non pas pour l’éviter, non pas pour le briser, non pas pour se fracturer le crâne. Elle le sait maintenant.
ISABELLE BLAIS
Texte publié dans le No 44. Motel 666