
Josiane Robichaud (2025)
Je tente de traîner sur le lit, de décrisper, de désamorcer, d’avaler le tas qui colle à ma luette, mais je n’y arrive pas.
Dehors, le vent hurle le long des corniches. La pluie s’abat contre le toit, contre la porte. La nuit est tombée… je ne sais pas quand. Derrière moi, j’entends ses orteils effleurer la moquette.
Sa chevelure trop rouge. Sa peau trop blanche.
Les pieds me piquent, les poils de ma moustache me chatouillent le dessous des narines, mon ventre gargouille, mon cœur hoquète, mes genoux crissent, mes oreilles sillent, mes paumes suent, mes aisselles puent, mon haleine graisse l’air comme de la soupe au pois ou une envolée de maringouins autour de ma tête, mais je suis incapable de bouger.
La chambre est sombre, mais pas complètement noire ; des éclats de lumière proviennent de la salle de bain au fond de la pièce, dont la porte est entrouverte.
J’essaie de prendre une grande respiration, même si je sais avant même d’entamer l’inspiration que c’est peine perdue, parce que j’ai le cœur au bord des lèvres, les artères qui se pointent entre les commissures, les ventricules constipées, les valves ankylosées.
Dehors, la pluie fouette le toit, les murs, la porte. Le vent souffle le long des corniches et braille. Je ne sais pas quand la nuit est tombée…
La bouteille de whisky, les deux bières fortes, les pages vides, le fusain dans son étui de cellophane—le tout dans la petite valise noire à mes côtés. Si seulement je pouvais cligner des yeux, me déplier le petit doigt, avaler ou cracher le goût de métal agglutiné dans ma bouche, polluant mes papilles de son goût gras.
Sa chevelure est trop rouge. Sa peau, beaucoup trop blanche.
Je m’efforce de laisser mes muscles se désengorger, de choir sur le lit comme une guenille, mais en vain, toujours impossible de faire bouger la bave amoncelée au fond de ma gorge.
Combien étions-nous devant nos portes, les yeux hagards, les pupilles distendues dans lesquelles les kilomètres défilaient encore, brandissant chacun une clé colorée dans la main gauche, mais pourquoi la main gauche ? Sur le plan des statistiques, il ne peut pas y avoir autant de gauchers en un seul endroit au même moment ! Et pourtant, nous étions tous devant une porte de la même couleur que notre clé.
La grande femme aux cheveux noirs et aux yeux bruns dont le regard semblait écervelé, dont la robe noire était poussiéreuse et fripée, brandissait une clé rouge devant une porte rouge.
À ma droite, le vieillard au crâne dégarni et aux rides aussi profondes que des bouches entrouvertes chancelait devant une porte verte, avec dans sa main tremblante une clé verte.
Derrière la relique, un jeune homme aux traits doux, à la barbe éparse, tournait ses myrtilles effarées à la ronde comme un lapin qui flaire un renard. Entre deux jointures de son poing, un bout de métal bleu ciel, du même ton que sa porte.
Moi, alors, j’ai décidé de ne plus les regarder, de les laisser se dévisager sans moi, puis j’ai fourré ma clé jaune dans une serrure jaune sur une porte jaune. D’un coup de poignet, j’ai fait sauter le verrou, puis je me suis faufilé dans l’ouverture la plus étroite qui soit.
J’ai claqué la porte et verrouillé de nouveau, j’ai même accroché la chaînette ! Les yeux fermés, j’ai pris une grande respiration, laissant mes vieux pieds me porter jusqu’au lit comme s’ils connaissaient déjà la chambre. Enfin, j’ai posé mes fesses engourdies par la route sur la couette jaunie par les années.
La bouteille de whisky, les deux bières fortes, les pages vides, le fusain dans son étui de cellophane—j’avais hâte de me mettre à l’œuvre.
Mes lèvres sèchent, craquent et saignent, mes doigts sont tordus sur mes cuisses comme des cadavres sur un champ de bataille, et ma vessie pousse fort, très fort, trop fort contre la quincaillerie de mon entrejambe, mais je suis incapable de bouger.
Il fait sombre dans la chambre, mais l’obscurité n’est pas complète ; des doigts de lumière palpent les surfaces de la chambre depuis la salle de bain gisant au fond de la pièce. La visite en a laissé la porte entrouverte.
Sa peau tellement blanche, sa chevelure si rouge.
Je n’ai pas vidé mes poches, je n’ai même pas déposé ma petite valise noire, elle se trouve à moitié sur mes cuisses et j’en effleure encore la poignée de mes doigts crispés.
Dehors, la pluie menace de défoncer le toit, les murs, la porte. On dirait de la grêle, ou alors des cailloux. Les bourrasques font ululer les corniches. On dirait la complainte d’une jeune femme. Il fait nuit depuis quand, déjà ?
La bouteille de whisky, les deux bières fortes, les pages vides, le fusain dans son étui de cellophane—pourrais-je même en saisir les traits ?
J’essaie de prendre une grande respiration, même si je sais avant même de commencer à inhaler que c’est peine perdue, parce que j’ai le cœur au bord des lèvres, la gueule asséchée.
Il fait sombre dans la chambre, mais l’obscurité ne suffit pas. Des griffes de lumière lacèrent ma poitrine et projettent des ombres sur le mur. La porte de la salle de bain, entrouverte, grince sur ses gonds. La visite s’y tient bien droit, je l’entends expirer, puis expirer encore.
Elle ricane sous le couvert de l’orage. La rougeur de sa chevelure de vipère se moque de moi, la blancheur de ses courbes me met au défi, m’invite à la fixer du regard.
D’une interminable minute à l’autre, tandis que j’étouffe, elle ne fait qu’expirer.
La bouteille de whisky, les deux bières fortes.
Sur mon dos, genoux pliés, pieds par terre, tête virée vers le mur à ma gauche, scrutant le plâtre effiloché, pendant comme de la chair d’une vieille plaie. Ma vessie proteste, j’ai l’impression d’avoir des aiguilles dans les reins. Au milieu du décor, une reproduction d’une vieille toile—une jeune femme nue est assise dans un fauteuil et regarde par la fenêtre. Ses cheveux sont rougeâtres, sa chair blanche comme un drap.
Ce que sa chevelure est rouge ! Ce que sa peau est blanche !
Les pages vides, le fusain dans son étui de cellophane.
Le lendemain, en quittant les lieux, tous épient l’asphalte craquelé du stationnement. Du coin de l’œil, je vois une clé jaune, abandonnée.
Je n’ai touché à rien.
Je n’ai rien touché.
CHRISTIAN ROY.
Texte publié dans le No 44. Motel 666