4. Fracasser les masques

SERGE PATRICE
J’ai quitté la maison de bonne heure pour aller fracasser des masques.
J’avance dans un chemin cassé, ma nudité cachée dans une valise,
le corps flou dans la foule, sous la pluie de janvier.
Je n’ai pas besoin de boussole, car j’ai des algues dans l’estomac.
De temps en temps je regarde derrière moi
pour éviter de me perdre,
des questions plein les poches.

Avec les mots des autres je m’avance sur le quai,
du sable dans mes bottes et des cailloux blancs sous la langue,
avant de monter dans le bateau.
S’il me fallait échouer sur une ile, si j’étais une ile
sans visage et sans nom, sans identité,
je n’hésiterais pas à bousculer un tabou.

Je suis perdu au centre d’une ville surpeuplée que veille un phare
éteint, alors que la flamme d’une chandelle est seule
face au miroir et que son reflet se heurte aux ombres
qui s’agitent autour d’elle.

Mon ile s’étale dans l’intimité des bouées de sauvetage,
des chuchotements au beau milieu du smog avant l’éclat de la tempête.
Je ne choisis que des hôtels au toit bleu, des maisons aux portes roses.
Ça sent l’exil, ce vent salé dans les narines quand la faim
se dispute avec la fatigue.

J’ai besoin de fermer la porte derrière moi
pour mieux dériver en plein air,
en marchant sur des trottoirs étroits
le long des rues défoncées ;
j’entends des voix rompues, suspendues
comme du linge à sécher au balcon.
Des immeubles sur le point de s’écrouler m’entourent,
et ça ne m’empêche pas de saisir le fracas des vagues
contre le parapet.
Le pêcheur ne me voit pas, il scrute l’horizon.
Son panier est vide. Même les poissons sont partis.

 

Serge Patrice Thibodeau

textes publiés dans le No 20, Solitudes

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