Guy Arsenault, dessin au stylo, 1982 (droits de reproduction : Maryse Arseneault)
En 2015, avec beaucoup d’émotion, je publiais pour la première fois un texte dans la revue Ancrages. C’était dans le numéro 8, intitulé Jeudivers, et sa page couverture était illustrée par une œuvre du poète et artiste visuel Guy Arsenault. Près de dix ans plus tard, ce dernier (aujourd’hui décédé) revient illustrer le premier numéro d’Ancrages que je dirige, grâce à la collaboration de sa fille, l’artiste Maryse Arseneault (merci du fond du cœur). Pour quiconque connaît un tant soit peu la littérature acadienne, Guy est une figure incontournable, pionnière, et pour tout dire légendaire. En réfléchissant à ce numéro 41, HABITÉ.E.S, un vers célèbre tiré de son poème Acadie Rock me revenait sans cesse en tête : « Ta maison / cé ton ché vous », lancinante tautologie écrite à l’oral, lui qui a donné « au chiac, cible privilégiée de la stigmatisation élitiste, une stature littéraire. » (Gérald Leblanc, 1994). Moins connues peut-être, les œuvres d’art visuel de Guy m’émeuvent autant. Créées au crayon ou plus souvent à la gouache, on y sent la douceur, la chaleur et la nostalgie propres aux lieux habités et aimés. Une chose qui nous semble « normale » : habiter quelque part, y être bien, s’y sentir en sécurité. Rien n’est moins vrai, hélas. Rien de plus précaire, de plus déchirant et, pour certain‧e‧s, de plus dangereux que chez-soi. Chacun des textes retenus dans le présent numéro démontre à sa manière à quel point vivre quelque part peut représenter un miracle, une digue contre l’extérieur, une mémoire émue, un projet ou une tragédie…
On ne réalise pas le privilège d’avoir un chez-soi, à quel point il est précieux, jusqu’à ce que le malheur frappe : un décès (de nos parents ou de notre partenaire de vie), une guerre, une crise financière, une catastrophe naturelle, un exil, une maladie, un incendie… La liste est longue et pourtant, pourtant, on ne réalise que trop tard le privilège qu’est « la jouissance tranquille de notre intimité » (pour parler en juriste) ; là où l’on peut vivre, se forger des souvenirs et y déposer nos soucis. Or, il arrive que le foyer domestique se transforme en cauchemar. L’espace intime, là où l’on devrait pouvoir se reposer et prendre soin de soi et des siens, là où notre sécurité devrait être assurée, cet espace peut devenir une calamité. Depuis mars 2020, par exemple, la violence entre partenaires intimes est en hausse, avec pour conséquence une alarmante augmentation des féminicides et l’explosion du nombre de femmes, de minorités de genre et d’enfants qui cherchent refuge dans les centres pour victimes de telles violences. Les chiffres sont effarants.
Idem pour les crises (liées) du logement et de l’itinérance, qui ont pris de l’ampleur dans les mêmes années et ce, sur une échelle inédite, y compris en région rurale. Les rénovictions et les hausses vertigineuses de loyers ne cessent de mettre des gens à la rue. Ce sont les nouveaux visages de l’extrême pauvreté : des personnes âgées, des mères monoparentales, des jeunes qui travaillent pourtant, des familles entières qui n’ont d’autre choix que de faire appel aux banques alimentaires, ce sont nos voisin‧e‧s, nos ami‧e‧s, les membres de nos familles… Là où il y avait des mendiants dont on reconnaissait la misère et les visages, qui faisaient partie, dans un sens, de la communauté, il y a désormais des « tent cities » et des ombres anonymes qui décèdent quotidiennement par poignées. Happés par la vie, par la drogue, par le froid, par l’ignorance mais surtout par une économie qui n’a jamais été aussi violente depuis un siècle. On ne voit pas de fin à la déshumanisation, à la misère et à l’humiliation des sans-abris. Qui doute que l’accès au logement soit autre chose que la solution la plus urgente et la plus humaine à cette situation ? Seul un chez-soi permet à quiconque de se (re)bâtir une vie dans la dignité.
Or, le premier chez-soi n’est-il pas le territoire où l’on naît parmi les siens ? En Mi’kmaw, « son chez-soi » se dit « Wiguaq » [wi·ku·ahk]. Je ne sais pas comment cela se dit en anishinaabe, langue du peuple du défunt Sénateur Murray Sinclair que nous avons toustes récemment pleuré. Nous accueillons en exclusivité dans ce numéro la traduction (si juste) du texte « A Knock on the Door », de Niigaan Sinclair, son fils. Ce texte brillant est paru (en anglais) dans le recueil Wînipêk (2024), « best-seller national qui a remporté le prix GG dans la catégorie non-fiction le mois dernier », dixit Arianne Des Rochers, traducteurice et professeur‧e de traduction à l’Université de Moncton. Ses étudiant‧e‧s, Magalie Albert, Amadou Ballo, Kelsey Cameron, Aimé·e Després-Smyth, Audrée Gagnon, Rassim Mohammed Lakoues, Myriam Mei Yu Haché et Gabrielle Thébeau ont offert à Ancrages une traduction collective très juste et bouleversante, « On frappe à la porte ». À noter qu’iels ont choisi de gracieusement remettre leur cachet à l’organisme Kehkimin, qui gère la toute première école d’immersion en langue wolastoqey. Un immense merci à ce groupe d’étudiant‧e‧s et à leur prof extraordinaire, d’avoir approché Ancrages afin de publier le fruit de leur travail, qui résonne si fort avec le thème de ce numéro-ci !
Quant à moi, je vous invite, durant votre lecture, à garder en tête la violence d’être dépossédé‧e de chez-soi. Et pas seulement d’un abri, mais d’un continent-chez-soi, comme le furent les membres des Premières Nations depuis plus de quatre cents ans. Vivre quelque part et en être chassé, tel est l’effet horrible du colonialisme sur lequel s’est bâti notre pays. Un pays, le Canada, qui, comme le reste de l’Occident, n’ose même plus promettre de mettre fin à la pauvreté, à la faim, à la violence, aux féminicides, à l’itinérance… Un pays en pleine déréliction politique, comme la France, l’Allemagne, les États-Unis et combien d’autres encore, où la formation de gouvernements d’extrême-droite n’est plus une vague menace, mais un mouvement désormais bien enclenché, financé par des milliardaires cyniques. « Es kommen härtere Tage » (« Des jours plus durs approchent ») nous avertissait déjà la poète allemande Ingeborg Bachmann en 1953. À nous de prendre acte, de résister, de bâtir de nouvelles solidarités, et de rallumer l’espoir, face à cette itération nouvelle d’une barbarie trop bien connue et qu’on croyait défaite, marginale, honteuse.
Mais je m’en voudrais de terminer sur une note aussi sombre. Les textes sélectionnés pour ce numéro présentent une grande diversité de styles, de formes, de registres linguistiques, d’accents, de visions du monde. Chacun à sa manière nous fait réfléchir à la notion de « logis », de « chez-soi », de manière unique, et selon moi, exemplaire. J’aimerais vous les commenter un par un mais ce serait superflu. Lisez par vous-mêmes (ou écoutez les auteurices vous lire) ces confections aux mille couleurs, aux mille saveurs. Alors que le temps des Fêtes approche à grands pas, pensons avec bienveillance aux soucis (petits ou grands) auxquels chacun fait face, mais aussi aux bonheurs, aux douceurs qui atténuent les vicissitudes de la vie, autant qu’aux drames et aux tragédies, dont les textes ici témoignent.
Pour ma part, en tant que responsable de la coordination d’Ancrages, je désire offrir toute ma reconnaissance émue à mon comité de rédaction, véritable cœur de la revue, pour l’engagement et l’imagination débordante dont ses membres font preuve. Et je terminerai en remerciant du fond du cœur deux personnes qui se sont dévouées à Ancrages jusqu’à l’été dernier, ma prédécesseure à la coordination, Rachel Duperreault, et Jean-Pierre Caissie, membre du comité de rédaction durant plus de dix ans, remarquable travailleur de l’ombre. À l’aube de nos vingt ans, puisqu’Ancrages a été fondée le 16 décembre 2004, c’est à toutes les personnes qui ont, de près ou de loin, contribué à la revue auxquelles je pense et que je remercie. Merci d’avoir fait d’Ancrages une maison pour la littérature acadienne et d’en avoir ouvert les portes à la francophonie mondiale. Vous m’habitez.
Sébastien Lord-Émard
Texte publié dans le No 40. Déraciner/Enraciner