Traduction collective par Magalie Albert, Amadou Ballo, Kelsey Cameron, Aimé·e Després-Smyth, Audrée Gagnon, Myriam Mei Yu Haché, Rassim Mohammed Lakoues et Gabrielle Thébeau. Lecture du texte par Arianne Des Rochers.
Imagine, quelqu’un frappe à la porte. C’est un groupe de gens, mené par un homme qui porte une couronne. Tu leur souhaites la bienvenue, leur offres du thé et les invites à s’asseoir.
Pendant quelque temps, vous échangez des histoires, des salutations et des cadeaux. Puis, tout à coup, l’homme à la couronne te tend un morceau de papier. Tu le prends. Ensuite, il vous ordonne, à toi et à ta famille, de vous enfermer dans la salle de bain.
Naturellement, tu refuses. « Je suis chez moi, tu dis. Ma famille vit dans cette maison depuis toujours. Cette maison et nous, on est inséparables. »
« Mais pourtant, tu as consenti », il réplique, brandissant le morceau de papier. Il vous bouscule dans la salle de bain.
Avant que tu puisses réagir, la porte se ferme derrière vous. Elle est verrouillée. En poussant dessus avec force, tu arrives à ouvrir un interstice qui te permet de voir de l’autre côté, où un homme armé monte la garde.
« Où est-ce que tu penses que tu t’en vas comme ça ? », il demande.
« Chez moi », tu lui réponds.
« C’est là, chez toi, désormais », il dit. Il te montre son arme et referme la porte.
Tu demandes poliment de partir. Tu cries. Tu donnes des coups sur la porte. Tu appelles à l’aide. « Personne ne viendra à votre secours, dit l’homme à la couronne. Oh, et j’oubliais, il y a de nouvelles règles en vigueur. »
Une feuille de papier glisse sous la porte. En haut du papier se trouve le mot LOI, suivi d’une liste de règles qui concernent les vêtements qu’il est permis de porter dans la salle de bain, les activités qui y sont interdites, et les conséquences pour ceux qui désobéissent. Au bas de la page, les mots : VOUS ÊTES SOUS SURVEILLANCE.
Juste après, l’homme armé (qui se fait maintenant appeler « l’Agent de la salle de bain ») entre et vous demande pourquoi vous ne suivez pas les règles.
Tu lui dis : « Parce qu’elles sont stupides, vos règles. »
Alors, il te donne des coups. Devant tous les membres de ta famille. Ensuite, il leur donne des coups à eux. Vous essayez de vous défendre, mais même si vous réussissez à lui asséner quelques coups, ce n’est pas suffisant pour faire arrêter la violence.
La porte se referme et est verrouillée à nouveau. Il n’y a pas de poignée de votre côté. Pendant très longtemps, les choses ne changent pas. Tu essaies de ton mieux de te créer une vie dans cet endroit, même s’il est confiné et inadapté – pas un endroit où quiconque pourrait s’épanouir, ça c’est certain.
Malgré tout, tu réussis à faire toutes sortes de choses que tu aurais crues impossibles dans ces conditions. En dépendant surtout sur toi-même, parce que tu ne sais jamais qui vous « surveille », tu trouves des façons de résister et de continuer tes « vieilles traditions » en te cachant des regards. Parfois, tu te fais prendre, mais tu persévères. Le temps passe et tu ne fais plus confiance à personne. Tu désobéis aux règles, même si les punitions sont sévères.
Un jour, l’Agent entre dans la salle de bain et, sans avertissement, prend tes enfants. Il te dit que c’est pour le mieux. Tes enfants disparaissent et tu pleures jusqu’à ce qu’il ne te reste plus aucune larme. Ton cœur est tellement brisé que tu jures de ne plus jamais aimer. Quand tu te permets d’y penser, tu n’arrives plus à compter le nombre de jours depuis qu’ils sont partis, et tu te demandes ce que tes enfants sont devenus.
Un jour, quelques enfants reviennent. Ils parlent peu de l’endroit où ils étaient ; lorsqu’ils en parlent, c’est en monosyllabes, alors tu cesses de leur poser des questions. Tu te demandes toujours ce qui est arrivé aux enfants qui ne sont pas revenus. Certains ne reviendront jamais.
Un jour, une des enfants qui sont revenus dit qu’elle déteste la vie dans la salle de bain. Un deuxième acquiesce. Une autre annonce qu’elle partira aussitôt que possible, parce qu’il « n’y a rien à faire ici ». Clairement, les enfants ont appris quelque chose à l’école.
Un jour, l’Agent te dit que tu peux sortir quinze minutes pour aller chercher de la nourriture dans la cuisine, à condition que tu traines le laissez-passer qu’il te remet. La curiosité et la faim te poussent à accepter ces conditions, et tu enfouis le laissez-passer dans ta poche.
En descendant les escaliers, tu constates à quel point ta maison a changé. Elle déborde de gens que tu n’as jamais vus auparavant. De nouvelles pièces ont été ajoutées. La peinture sur les murs n’est plus la même, et toutes tes photos ont disparu. C’est comme si tu n’avais jamais été là. Tu reconnais à peine ta maison.
À ton retour, tu demandes à l’Agent si la situation va encore durer longtemps. Il te répond qu’il y a une nouvelle règle : si tu as des questions, tu n’as qu’à les écrire sur un bout de papier, qu’il transmettra à ses supérieurs quand il aura le temps. Tu t’y mets, et tu écris sur de nombreux bouts de papier, mais rien ne change.
Un jour, loin dans l’avenir, tu trouveras ces bouts de papier dans la poubelle.
La vie demeure ainsi pendant très longtemps. Ta famille souffre, résiste et persévère pendant qu’un vacarme immense et constant vous parvient du rez-de-chaussée. Dans le reste de la maison, c’est la fête, et vous, vous restez enfermés dans la salle de bain.
Un jour, la porte s’ouvre d’un coup. L’Agent vous informe que vous pouvez sortir si vous le voulez.
Tu fais le tour de la maison. Il n’y a plus d’espace. Sur les murs, au plafond, sur le plancher ; chaque recoin est rempli de gens, de photos, de mots.
Une femme s’approche de toi.
« Vous êtes qui, vous ? » elle demande.
« J’habite ici, » tu lui réponds.
« Impossible. C’est ma maison. »
Tu lui racontes le jour où tu as invité un groupe de gens à entrer chez toi et à prendre le thé. Tu lui racontes le siècle passé dans la salle de bain, les révoltes contre l’Agent. Tu pleures quand tu lui parles de tes enfants perdus, confus et fâchés.
Tu lui racontes même l’histoire qui aurait pu s’écrire si tu n’avais pas ouvert la porte, comment tout cela aurait pu être évité.
« Au moins, tu avais une salle de bain. En fait, tu peux toujours y retourner, ce n’est pas assez pour toi ? »
D’autres personnes se regroupent près de la femme et commencent à te poser des questions.
Une personne te dit : « Voyons, reviens-en. Ça ne sert à rien de se plaindre. »
Une autre t’écoute attentivement. Une seule larme coule le long de sa joue.
Un vieil homme se prononce : « Moi aussi, mon peuple a souffert. Tout le monde devrait souffrir au moins un peu. »
Tu te tiens droit, infaillible, et tu partages l’histoire de ta dépossession à tous ceux qui prêtent l’oreille. Tu parviens à convaincre quelques personnes. Tu remportes quelques petites victoires, et tu regagnes même quelques centimètres du salon. Mais la majeure partie de ta vie est une lutte constante, et tu cherches quelqu’un, n’importe qui, qui te verra et qui te croira. Certains jours, tu avances ; le reste du temps, tu recules.
Tu vieillis et tu te fatigues parce qu’il y a toujours de nouvelles luttes à mener et toujours de nouveaux visages dans la maison. Même lorsqu’elle est remplie à pleine capacité, toujours plus de monde s’y ajoute.
Un jour, un homme habillé en complet-cravate, qui ressemble à l’homme à la couronne, vient te parler.
Il s’excuse pour tout ce que tu as subi. Il te dit : « Je suis désolé que tout se soit déroulé de cette façon. J’espère que ton peuple et le mien pourront se réconcilier et bâtir une nouvelle amitié. » Il continue : « Tiens, nous allons mettre une photo de toi à l’entrée, pour que tout le monde qui entre sache que tu habitais ici avant. »
Tu l’interromps et lui demandes plutôt de te redonner ta maison.
Il te dit, en fermant la porte, « Oh, je ne suis pas désolé à ce point-là. »
Tu te remémores le jour où on a frappé à la porte, et tu écris ton nom sur le mur. Tu t’assois par terre, et tu invites les autres à se joindre à toi. Plusieurs passent à côté de toi sans même te dire bonjour. Mais, enfin, quelqu’un s’assoit avec toi, et quelques personnes vous rejoignent. D’autres restent à l’écart et t’écoutent.
Tu te mets à parler, à chanter, à enseigner.
Mais tu ouvres grand les oreilles, aussi.
Tu fais la connaissance de tes nouveaux amis. Certains ne veulent rien entendre et s’en vont, mais un jour ils finissent par revenir. D’autres ne te reparleront jamais. D’autres encore restent tellement longtemps qu’ils deviennent des membres de la famille.
Tu laisses une chaise vide dans le coin du salon, dans l’espoir que l’homme à la cravate y voit une invitation à revenir un jour.
Tes nouveaux amis et toi vous recréez, reconstruisez et repeinturez un coin, une pièce, un étage à la fois, avant de passer au suivant. Vous vous heurtez à de nouveaux murs. Dès que vous en démontez un, un nouveau mur s’érige. Tu commences à soupçonner que des gens sont payés juste pour dresser de nouveaux obstacles dès qu’il y en a qui tombent.
Tu vieillis, et tu finis par accepter qu’il y a des parties de la maison que tu ne verras sans doute plus jamais dans ta vie. Tu demandes aux jeunes de ta famille de promettre d’essayer – et de ne pas répondre quand ça frappe à la porte, à moins d’y avoir vraiment réfléchi.
Un jour, tu atteins ton dernier jour.
Tu jettes un coup d’œil à la chaise vide, laissée là pour l’homme à la cravate. Tu espères qu’il reviendra un jour, mais ça n’a pas vraiment d’importance. Toi et tes amis, tes proches et tes descendants avez une nouvelle maison à construire. Une nouvelle pièce, tout aussi riche et dynamique qu’avant. Différente, mais magnifique tout de même.
NIIGAAN SINCLAIR.
NOTE SUR LA TRADUCTION :
Magalie Albert, Amadou Ballo, Kelsey Cameron, Aimé·e Després-Smyth, Audrée Gagnon, Rassim Mohammed Lakoues, Myriam Mei Yu Haché et Gabrielle Thébeau sont des étudiant·es du baccalauréat en traduction à l’Université de Moncton. Iels ont traduit collectivement la nouvelle « A Knock on the Door » vers le français dans le cadre du cours TRAD4735 – Traduction littéraire, offert par la professeure Arianne Des Rochers à l’automne 2024. Le cours portait spécifiquement sur la traduction des littératures autochtones, et la nouvelle de Niigaan Sinclair s’inscrivait parfaitement dans cette thématique, puisqu’elle raconte 400 ans de colonialisme canadien du point de vue de ceux et celles qui le subissent. Ce court récit exemplifie d’ailleurs ce que la traduction des littératures autochtones, et la traduction littéraire en général, demande de nous : voir le monde à travers le regard de l’autre et, par le fait même, peut-être, changer notre propre regard sur le monde.
Iels ont fait don de leur cachet à Kehkimin, une école d’immersion wolastoqey située à Fredericton.
Texte publié dans le No 41. HABITÉ.E.S