Megan Gail Coles. Piscines publiques

traduit par Léonore Bailhache

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Ton conseiller te fait une prescription de natation préventive,
alors tu pars à la recherche de toutes les piscines publiques du pays
par peur d’une rechute alors que l’automne, à son pic,
annonce une vague scélérate d’incertitude.
Tu les énerves presque tous, dans ces salles éblouissantes, avec tes réquisitions égalitaires
parce que tu peux pas être juste reconnaissante de la place qu’ils t’ont faite à leur table,
du petit moment qu’ils t’ont donné au micro, du service de chambre,
une salade de jardin avec saumon grillé et un smoothie
payé 85 piastres. Tu imagines en parler à Mémère plus tard
puis décides qu’il vaut mieux ne pas la doucher si froidement
d’autant plus de preuves du mépris si limpide des gens.
À la place, tu l’inondes de selfies dans chaque ville, depuis les coulisses,
toi affublée de ta robe rouge, de ce blazer bleu, à tenter,
encore et encore, d’être prise au sérieux.
Mémère préfère quand tu poses dehors avec ton nouveau chum.

Tu le sais parce qu’elle te le dit, te le répète,
te demande quand il va venir la rencontrer, revendique qu’elle sera bientôt morte,
je vais pas durer jusqu’au prochain mariage, insiste-t-elle, pourtant
elle ne souffre de rien, outre de sa fortune chronique et du poids de ses années.
Ton cerveau surfe vers son littoral, traverse les lignes d’eau rétroéclairées,
douce musique pop en fond, une ado assise au-dessus de toi,
une moue ennuyée sur les lèvres, ton amoureux élancé papillonnant à côté
ignore tout des lieux où ton esprit voyage jusqu’à plus tard, dans l’auto, où vous partagez
vos histoires de vestiaires, lui qui est sorti de sa ligne de confort et a fait du small talk avec un inconnu, il dit que c’est grâce à toi, il se réjouit de ce glissement vers une plus ample générosité,
c’est un heureux glissement. Tu lui échanges l’anecdote d’une femme, peut-être de ton âge, peut-être plus âgée, durcie par le poids de la vie, preuve arrondie à sa taille,
une lourde bonbonne qu’elle est obligée de se traîner après avoir porté tous ses enfants,
juste un seul garçon aux cheveux de couleur naturelle, le reste de sa fratrie, entièrement bariolée.
La préado en furie fouette une insulte antisémite à la plus petite de ses petites sœurs,
elle ne sait rien du Judaïsme, ne sait que l’impact des mots de grandes personnes,
dans la pièce, la haine se déverse en syllabes, le choc sur ton visage attrapé
à la volée par la mère qui capte ton ombrage, avale sa salive calmement,
navigation délicate, cette femme qui houspille ses filles aux cheveux rose et violet,
jappe vos yeules ou j’vais vous en coller une, elle le dit assez fort
pour que ça arrive à tes oreilles et tu vois les maillots usés,
la poignée de gamins, personne pour l’aider à les diriger en ce petit matin,
tandis qu’elle tente de leur apprendre à nager, à profiter de leur enfance.
Cette préado qui expulse du racisme avec tant de liberté, t’as failli péter une coche devant ce monde-là, voulant défendre l’honneur du vestiaire vide de tant d’ignorance
qu’on se jette les uns sur les autres comme une serviette trempée
qu’on claque en plaisantant, mais tes reproches mal cachés coupent court à la parade de honte.

Tu voudrais que ces enfants puissent aller à la belle piscine,
car toi tu as pu avoir la belle piscine parfois quand t’avais besoin d’espace.
Ils ne peuvent même pas imaginer la vague de honte qui les engloutit
dans les lieux publics d’avoir l’air si pauvres qu’ils ne savent pas
le sens des mots dans leurs bouches dans le contexte du monde
parce que le monde est à une telle distance de ces enfants et leur mère
qui veut que tu saches qu’ils sont déjà allés nager avant,
elle se démène bien trop pour te partager cette information, très fort
c’est à la fois un plaidoyer, un appel à la patience, et une menace,
faites-moi pas honte là maintenant devant mes enfants,
elle ne peut pas savoir que toi aussi tu as vécu dans une roulotte,
que ton téléphone se faisait souvent couper,
que t’avalais des tranches de fromage no name tous les jours après l’école,
craquelins et toasts ton kit de survie jusqu’au secondaire,
ne sait pas que tu sortiras plus du Kraft Dinner parce c’est pratique, t’as juré que
le KD peut fucker off jusqu’à la fin de tes jours, mais tu te souviens bien
du fromage en poudre, sachant que tu ne savais rien, à ruminer ce souvenir encore
et encore et encore, partir pendant deux semaines à chaque fois dans une autre ville
pour des badges de natation, une communauté entière ayant décidé
que plus aucun enfant ne se noierait dans un lac, un étang ou un ruisseau, en tombant du quai, d’un canot, c’est assez, ça suffit, conduire
à travers les tempêtes de neige et les routes semées d’orignaux pour se rendre
dans des places un peu plus grandes où nos parents seraient toujours
insuffisants, ignorants, vulgaires, parce que eux aussi quand ils étaient jeunes
on leur a appris à dire la haine en toute indifférence, tout ce lent travail de rééducation qui a suivi quand tu as découvert, à ta vingtaine, toutes les sales choses que tu ne pensais pas avoir dites, informant au passage le reste du clan du mal qui a été fait sans le vouloir, on ne peut pas dire ça, ni ça d’ailleurs,
la moitié de tes mots sont des mots-claques qui piquent les joues.

Alors non, tu ne pourrais pas, ou n’irais pas ou ne voudrais pas souiller la piscine pour ces petits
qui sont déjà assez jugés, rapport à où et comment ils sont nés,
tu espères plutôt qu’apprendre à nager va leur donner assez de
force pour se hisser, de crawl en crawl, de longueur en longueur,
hors de ces eaux lourdes et peu profondes de mépris.

Megan Gail Coles

Traduit par Léonore Bailhache

Texte publié dans le No 35. Encrages et recollages

Extrait du recueil Satched (House of Anansi Press, 2016)
Traduit avec la permission de la maison d’édition

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