Luc-Antoine Chiasson. J’aurais aimé que ça fasse mal

j’ai déjà rêvé
à cette odeur

je ne sais plus trop
ce que ça veut dire

le matin
du sel plein les yeux

*

il y a très longtemps
que je n’ai pas écrit

maintenant
je me contente
d’attendre que ça passe

d’effleurer ma corne
à l’idée des choses

*

une fois
j’ai voulu mourir

je suis désolé
j’aimerais savoir
l’écrire autrement

je connais bien
le goût de la honte

l’écorce du phare
qui coule
de chacun de mes pores

c’est bizarre j’ai
senti le sable sous mes pieds

je crois que
j’aurais aimé
que ça fasse mal

ici les bateaux rebondissent
à même le vent et
je me surprend à
être jaloux

*

tous les jours
tu m’apprends le nom des
fleurs de mon enfance que
j’ai jamais remarqué avant et
tous les jours ça me dérange
pas de les oublier pour que tu
me redise encore
l’ordre des pétales la
forme des feuilles et si
ça se mange ou non

tu me pointes des arbustes mauves
sur le bord de la route et tu
dis wow et je
dis wow mais surtout de te voir dire
wow

*

en fait
j’avais décidé
de ne plus jamais écrire

juste pour voir si je pouvais
être
sans réellement
faire partie du monde

le
soleil
s’est
caché
un
instant
derrière
les
nuages
et
j’en
ai
profité
pour
enfin
entendre
les
vagues

de
l’autre
côté
du
rire
des
enfants

*

je suis né ici
juste là

ça ne veut peut-être
pas dire grand-chose

je n’avais
jamais pensé
aux deuils que laissent
derrière elles
les marées

ça ne veut peut-être
pas dire grand-chose

*

le silence du quotidien
transposé
sur d’autres minutes
sur d’autres matins
que les nôtres

je me demande si
nos plantes dorment bien

*

pourtant c’est ici
que le vent est né

où j’ai appris
la peur des vagues

les nuits sans lune

*

les
couchers
de
soleil
sont
plus
beaux
plus
éclatants
plus
émouvants
quand

c’est
toi
qui
me
dis
wow
as-tu
vu
le
coucher
de
soleil

*

ça fait 107 jours que
je vis sans alcool c’est
de l’estie de
marde je crois que
aller mieux finalement ça
veut pas dire grand
chose

*

je pense souvent
aux mains de ma mère
qui lâchent les miennes
au moment de partir
en 2009
en 2010
en 2012
en 2013
en 2014
en 2015
en 2016
en 2017
en 2018
en 2019
en 2021

finalement
je dors mal
ici aussi

je crois que j’aime ça
écrire comme ceci
avec nulle part
où me cacher

le poème comme
un trou de serrure

on voit pas grand-chose
mais c’est assez pour être sûr
que tout est correct

je crois que je suis correct

*

je me demande
combien de temps
ça va prendre
cette fois-ci

avant que je doive
retenir mes larmes en pensant
au rire de ma mère

et aux oiseaux
qui se battent
contre le vent de la baie

*

j’aimerais être capable
d’écrire un vrai
poème de mer

mais surtout de pouvoir
être ici
pour le changer
à tous les jours

mais je me retrouve
ici
encore

dans l’absence de l’écriture

je me rappelle
tant bien que mal
que le poème
n’est pas la vie

que même ici
je ne suis pas
pas vraiment

je ne connaîtrai jamais
le vrai nom des vents

*

ma grand-mère m’a dit
j’vas te montrer dequoi
qu’t’as jamais vu avant

c’était une photo
de ses parents à elle
une belle madame
un beau monsieur
habillés en blanc
adossés à une voiture

j’ai pensé à
tout ce que ça a pris
pour qu’on soit là
à toutes les histoires qu’on a dû
se raconter
pour répondre aux questions
que ceux et celles avant nous autres
ont pas eu le temps de se poser

le lendemain
ma grand-mère m’a dit
j’vas te montrer dequoi
qu’t’as jamais vu avant

c’était une photo
de ses parents à elle

j’ai pensé à tout ce que ça a pris
d’histoires oubliées
pour être capable de recommencer
une journée après l’autre

ma grand-mère m’a dit
en regardant mon frère
quisse qu’est lui
d’assis à tab’

j’ai pensé à
ce qui doit lui rester
comme réserve d’histoires
pour répondre à ses questions

j’ai pensé aux histoires
qu’elle n’aura jamais racontées
à toutes celles
que je vais oublier moi aussi

*

voilà

je suis né ici
juste là

maintenant
j’ai mon nom
sur un bail
là-bas


si j’avais le choix
je refuserais de mourir

ça n’a peut-être
pas d’importance

voilà

demain
j’écrirai
peut-être

on verra

si
j’arrive
à
me
souvenir
du
goût
du
vent

peut-être

on verra

Caraquet, juillet 2022

Luc-Antoine Chiasson

Texte publié dans le No 35. Encrages et recollages

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