Ils attendent, les quarante-deux juges. Ils sont tous là, et devant eux la balance dans laquelle on pèse le cœur des humains, pour vérifier qu’il est plus léger que la plume de Maât, la Vérité. Tôt ou tard, tous les humains doivent passer devant ces quarante-deux juges du tribunal d’Osiris. Il y a là Caverne, l’Avaleur d’ombre, le juge numéro 4, à qui on doit dire « je n’ai pas dérobé ». Rose-taou, Terrible de Visage, qui attend les assassins. Briseur d’os, à qui on doit jurer qu’on n’a jamais dit de mensonge. Oui, ils sont tous là, ces juges, ils guettent. Immobiles, effrayants.
La journée de Lorna a commencé par une surprise.
Malheureusement, pas le genre de surprise heureuse à laquelle on rêve sans y croire, et qui vous redonne goût à la vie.
Non, une gifle énorme du destin. Si énorme qu’elle s’est sentie incapable d’y faire face. D’ouvrir les rideaux pour laisser entrer le soleil dans la pièce à pleins flots.
Elle s’est d’abord laissé tomber dans le gros La-Z-Boy vert. Déroutée. Stupéfaite. Abattue. Elle a fermé les yeux, essayé de retrouver sa respiration. Surtout ne pas regarder vers le lit.
Que faire ? Elle a couru vers le couloir, elle n’est même pas sûre d’avoir refermé avec la clé électronique, elle a filé vers l’ascenseur.
Quand les événements vous dépassent, quand votre cerveau est incapable de traiter quelque chose, on essaie de fuir et de se raccrocher à quelque chose de simple, de facile à comprendre, qui vous permette une évasion dans le confort de la réalité connue. Certains disent que c’est un signe de dépression, une manière de se raccrocher aux petites choses de la vie alors qu’il y a un grand vide autour de soi. Un peu comme une canne, ou une béquille. Oublier le monde, sa violence, sa brutalité, et se réfugier quelque part.
Lorna ne réfléchit pas autant. Ce n’est pas une intellectuelle, Lorna. Elle a élevé, entre des revenus de serveuse et de femme de ménage, un fils qui ne lui parle plus et dont la femme ne la supporte pas, et une fille qui ne lui parle plus même si, de temps en temps, elle envoie une carte de fin d’année, une de ces cartes avec des dorures qui ne disent vraiment rien. Elle vivote avec une pension du Canada et lit les magazines pipole dans les grands magasins parce que ce serait trop dispendieux de les acheter. Pensez…Hello Canada à 6.99 plus taxe. Parfois, à sa grande honte, elle en subtilise un discrètement dans la salle des magazines à la bibliothèque centrale. Ils finissent par les jeter, et elle, la Reine la fait rêver, cette dame qui a plus de 90 ans et a régné plus longtemps que la reine Victoria, qu’on célèbre tous les ans dans ce pays si fier de ses traditions britanniques… Elle n’est pas monarchiste, Lorna, mais cela aide à vivre, les articles de magazines, même si quelquefois elle a l’impression qu’elle attend la mort et que de toutes manières tout le monde s’en fout, finalement, qu’elle soit encore en vie ou pas. Elle n’est pas le genre qui a sa photo dans Hello Canada, Lorna.
Une fois par semaine, malgré ses douleurs à la hanche droite, elle travaille avec HelpToutouSecours (HTS), un organisme bénévole bilingue de promenage de chiens. Cela lui change les idées. Comme de parler avec Adam Lelièvre. Elle n’a pas beaucoup d’autre monde à qui parler que les chiens et Lelièvre. Certains n’ont même pas cela, se dit-elle parfois pour se consoler.
Lui, il n’a rien dit. Il n’a pas bougé. Il l’a vue, du coin de l’œil, mais là il a l’impression qu’elle ronfle, doucement, dans le gros La-Z-Boy vert, et s’il bougeait elle risquerait forcément de se réveiller. Elle doit être épuisée, se dit-il. J’essaierai de ne pas faire de bruit si je dois me lever. Je sais qu’elle dort mal la nuit, à ce qu’elle m’a dit. Autant qu’elle en profite.
Lorna, paniquée, embarque dans l’ascenseur. Après un petit trajet de bus – il pleuvait, comme durant une grande partie de juin hélas – elle se retrouve dans le monde familier de l’hypermarché FreePoule (FP). Il y a quelque chose de rassurant d’y être accueillie par Henri IV en personne. Non seulement un grand portrait, mais un préposé à l’accueil habillé en roi. Peut-être, un jour, ils auront besoin d’une reine, se dit-elle en passant les portillons électroniques.
Lorna est en train de regarder les DCs dans les rayons quand une fille du magasin, en une sorte de blouse rose, s’approche d’elle.
Ce n’est pas inhabituel, surtout dans cette section d’électronique, que le personnel offre gentiment de vous aider quand il n’y a pas trop de clients.
La fille, dans la trentaine à vue de nez, est plutôt massive, avec des épaules de nageuse, des bras de lutteuse – je ne me battrais pas avec elle, pense Lorna en lisant son étiquette : Dorothy Laflamme. En dessous, c’est écrit Superviseure. Lorna se demande brièvement pourquoi une superviseure offre ses services à la vente, mais elle dit gentiment « non, merci, je fais juste que regarder » tout en furetant dans le petit rayon de DCs, un survivant. Dans tout le centre commercial, c’est désormais le seul point de vente encore en existence, maintenant que tout le monde télécharge sa musique en ligne sur Spotify ou ailleurs. Lorna, elle, a au fil des décennies connu les longs-jeux, les microsillons 45 tours, les huit pistes, les cassettes audio, et puis les DCs bien sûr, que tout le monde appelait « Sidis » comme en anglais.
Dorothy Laflamme n’a pas bougé. Lorna trouve cela bizarre mais bon, elle est peut-être autiste, cette femme, après tout. C’est gentil de Free Poule de l’avoir embauchée, pense Lorna.
« Non, vraiment », ajouta Lorna, un peu dérangée par cette forte femme qui ne bouge pas. « Je… »
« Excusez-moi, madame, mais je me suis peut-être mal exprimée. Notre gérant aimerait avoir une petite conversation avec vous, si vous le voulez bien… »
Lorna se dit qu’elle a peut-être gagné un des cadeaux régulièrement offerts par la loterie Free Poule. Elle aime magasiner là, comme tout le monde, à cause des deals, les « occases », mais aussi à cause des cadeaux.
Il s’est levé, très lentement, sans faire de bruit, glissant juste le long du lit. De toute évidence, son sommeil est profond et il ne veut pas la déranger. Il évite même de marcher avec sa canne. Il s’appuie au lit pour sortir, il tire la porte derrière lui, comme ça le bruit de chasse d’eau au bout du couloir et les senteurs de bacon ne la dérangeront pas. Il ira lire sur son iPad dans le salon. Autant qu’elle profite de récupérer.
Free Poule, elle connaît bien, Lorna. Elle y vient souvent.
C’est l’invention d’un gérant d’épicerie qui, par sa mère, était quelque part d’origine acadienne. Il s’était trouvé des liens avec les Girouard, les Robichaud et les Petitpas. L’important n’était pas là, cependant. Il avait découvert en circulant dans les multiples groupes baptisés Acadian genealogy sur Facebook et quelques autres réseaux sociaux et clubs de généalogie et de recherche ADN, qu’il existait une diaspora considérable de personnes ayant avec l’Acadie un lien encore plus ténu que le sien, souvent limité à « 15 % de sang acadien » révélé par une usine ADN quelque part aux USA, mais qui étaient extrêmement fières de ce lien. N’ayant aucune idée de la structure sociale de la France du 16è ou du 17è siècle, ces gens se cherchaient immédiatement une origine noble quelque part dans les fondateurs de l’Acadie, quitte au besoin à s’en inventer une. C’est ainsi que notre Hermann Jaeger, rebaptisé Hermann Le Roy Jaeger, qui savait compter, découvrit au moins trois pages complètement inventées de personnes ayant soi-disant simultanément un lien avec la dynastie des Guise et les colons de l’Acadie, avec la maison de Habsbourg- Lorraine et les colons de l’Acadie, et avec les moines hospitaliers de Jérusalem et l’Acadie. Au centre de tout cela, revenait souvent la possibilité de liens obscurs avec ce roi de France qui, un peu comme le dictionnaire Larousse, semait à tout vent : Henri IV.
Tout cela, Lorna le sait depuis longtemps. Cela lui revient souvent. La belle histoire de Free Poule, une histoire à succès. L’histoire dont on rêve, le vrai rêve « américain », comme on dit. Cela pourrait faire un article dans un magazine pipole, si seulement elle savait, elle, Lorna, écrire des articles. Cela lui ferait un peu de sous d’écrire pour un hebdo comme Le Moniteur Acadien. Mais souvent elle se demande si cette histoire est vraie. Tous les gens qui réussissent s’inventent des légendes.
Il a entrouvert la porte, il la regarde, elle a le sommeil tantôt calme, tantôt agité – elle fait un peu penser quand un chien rêve qu’il chasse et qu’il se met à courir, même si c’est juste dans sa tête les pattes se mettent en mouvement, parfois il se frotte férocement le museau. Il se demande bien ce qu’elle peut être en train de rêver, Lorna. Elle lui a déjà dit qu’elle ne dort pas bien les nuits – l’attitude de ses enfants la rend triste quand elle y pense – mais dans la journée elle fait parfois de longs rêves, complexes et en couleurs, quasiment comme des séries télé. Au point que, parfois, elle ne sait plus ce qui est rêve et ce qui est réalité.
La généalogie, Hermann Le Roy s’en moquait un peu, mais sa méthode et son bon sens germanique du côté Jaeger lui dirent rapidement que l’image d’Henri IV « good King Henry » serait tout à fait vendable. L’homme, comme sa mère, avait aidé à fonder l’Acadie ; il avait appuyé les Huguenots dans leur tentative de créer un paradis en Amérique, du Brésil à la Baie de Fundy ; il avait démontré une grande tolérance ; et par-dessus-tout, il avait promis que tous les Français allaient avoir, chaque fin de semaine, une poule au pot. Free poule !
Le Roy avait remarqué que les poulets élevés sans antibiotiques, nourris aux grains végétaux et de façon humaine au Canada, qui étaient normalement 2 dollars de plus que les animaux pleins d’hormones, se vendaient somme toute mal – ou plutôt, les clients attendaient que la date de vente limite approche pour les acheter en solde. C’est tellement vrai, se dit Lorna. À deux dollars de moins en solde on gagne sur les autres poulets. De là à penser en offrir aux clients comme appât, il n’y avait qu’un pas, vite franchi. Henri IV, un vrai roi, pas juste le Roi de l’Habit ou le Roi du Burger, devint donc le symbole des magasins Free Poule, icône du bilinguisme et du poulet bio. « Même le premier ministre a sa carte verte » déclarait une pub, accompagnant une courte vidéo dudit politicien, bien connu pour sa méfiance envers tout ce qui était « Acadie française » pourtant, en train de recevoir son poulet gratuit et des billets pour aller jouer au billard dans les clubs Free Pool, qui appartenaient à la chaine des établissement HLRJ Inc.
Le plus innovateur avait été la carte Henri IV, habilement rebaptisée pour l’Acadie « carte Vert Galant ». Lorna en avait une, bien sûr. Le bon client, mâle, femelle ou non binaire, était pesé à chaque fois qu’il sortait du magasin, vérifiant que le poids en plus de son corps ne dépassait pas le poids officiel des produits officiellement achetés. S’il passait sans problème cette pesée de vérification et que la lumière verte le laissait sortir, il recevait un ticket vert, avec 5 tickets verts le roi vous remettait un poulet gratuit.
Elle pense, Lorna, ce matin, en suivant la lanceuse de poids, qu’elle va sûrement recevoir un poulet gratuit, ou même peut-être qu’on va lui annoncer : « Bravo ! Vous avez gagné ce qu’il y a dans le pot, un voyage au parc de Navarre Land, quelque part entre la France et l’Espagne ! »
En même temps, quelque chose dans l’attitude de cette employée lui met dans l’idée que c’est peut-être autre chose.
De moins excitant.
Elles sont passées dans le rayon des accessoires pour automobiles – là, dans le mur, il y a une porte que Lorna n’a jamais remarquée. Un grand panneau dit « Le bon roi Henri achète tout chez Free Poule ». Au milieu du panneau, Dorothy pousse une porte secrète.
Elle l’a surpris en gloussant, il a cru sur le moment qu’elle s’était réveillée. Il s’est remis dans le lit, mais, si elle bouge de temps en temps, rien ne la réveille, apparemment. On est deux vieux fatigués, se dit-il. Parfois il a l’impression que ce serait aussi facile d’en finir une fois pour toutes. Que cette existence n’est pas une vie, qu’elle ne va nulle part. Sinon à attendre d’avoir son poulet gratuit après qu’on en a mangé cinq. Parfois, pense-t-il, je me demande si on est en train de devenir idiots. La seule raison de mon existence, c’est de manger du poulet. Lorna, elle, rigole toujours en dormant, elle fait de petits gestes et de petits bruits. Il ne bouge pas. Il ne veut pas la réveiller.
« Après vous » fait Dorothy en l’introduisant dans un petit bureau en haut de quelques marches. Monsieur Le Roy sera avec nous dans quelques instants. « Vous voulez un verre d’eau ? »
Le Roy avait tous les trucs du marchand qui aurait, comme on dit, vendu des frigidaires à des Inuits. Il parlait tout le temps, vous invitant à partager son discours – « vous savez, vous comprenez… » – au point qu’on en avait la tête qui tournait.
Mais Lorna comprend vite. Ils l’ont filmée, depuis des mois, en train de voler des choses. Elle peut difficilement nier. « Tenez », dit Le Roy, « rien que la semaine passée, sur cette petite commande d’épicerie, vous avez pris discrètement un petit contenant de bleuets de Californie – 3.97 – et une limonade rose congelée – 1.57. « Sans oublier », ajoute Dorothy, « une petite culotte blanche en coton avec de la dentelle, 8.95 »
Lorna commence à se sentir mal. Elle peut difficilement nier. Cette culotte est belle et super-confortable. Elle la porte en ce moment, d’ailleurs.
« Alors voilà », fait Le Roy « rien qu’en un jour, vous avez volé pour…voyons…il fait mine de compter – autour de 15.00. Savez-vous, madame…
« Leblanc » balbutia Lorna d’une voix blanche. Elle ne s’appelait pas Leblanc mais comme cela elle garderait son identité secrète et elle allait peut-être pouvoir s’échapper.
« Savez-vous combien de gens passent par un magasin Free Poule tous les jours ?
« Heu, heu… »
« Des milliers n’est-ce pas ? Mais disons juste mille. Si chacun fait comme vous, cela veut dire que le magasin a perdu 15 000 dollars ce jour-là. Multipliez par une année…
La perspective hideuse de la prison se profile devant Lorna, qui rendrait bien tout – mais les bleuets sont mangés depuis belle lurette, elle porte la culotte, et dans le frigo il reste sûrement à peine un verre de la limonade autrefois congelée.
Un gigantesque Calculateur s’ouvre devant elle, là dans le mur. Elle se sent toute petite et elle a l’impression d’être toute nue devant ces gens, sauf pour la petite culotte de la honte qui prouve sa culpabilité. Le calculateur dit Premier Facteur 350. Second Facteur 15 000. Résultat 5 250 000. Si tout le monde fait comme elle, Free Poule a été volé de plus de cinq millions en juste un an. Cinq millions ! Peut-être même vont-ils exposer sa tête au pilori de la voleuse du mois. Elle donnerait n’importe quoi pour ôter cette culotte qui lui brûle la peau comme la dépouille d’un centaure. Pour pouvoir se mettre à genoux et implorer un pardon.
« Je suis désolée » fait-elle…Elle s’est clairement comportée comme une petite adolescente, à l’époque où avec Suzy et Rose-Marie elles piquaient des rouges à lèvres dans la pharmacie du père Lelièvre, le vieil Abraham. Il devait s’en douter, ce vieux qui n’était sûrement pas si vieux, mais il était cool, lui. Free Poule n’est pas aussi cool, c’est clair. Mais pourquoi, se dit-elle, ne m’ont-ils pas arrêtée au moment de la pesée ?
Ses parents sont apparus. Elle va promettre de ne plus le refaire, tout le monde va se calmer. Elle acceptera n’importe quelle punition. Tout sauf la honte. Encore qu’une fessée administrée par Dorothy aux gros biceps cela devait faire vraiment mal. Dorothy Laflamme : elle aurait les fesses en feu, c’est sûr. Ses parents ont le regard dur, sévère, intraitable. Le regard fixe des statues de l’Égypte ancienne comme Adam lui en a montré en photo quand il est revenu du Caire. Elle leur fait honte. Cette fille qui a tout raté et qui est obligé de voler dans les magasins. Son père a le visage du Maître d’Équité, celui qui n’accepte pas qu’on soit malhonnête. Elle est terrifiée.
Du coup, elle crie, Lorna. Il lui revient en tête ce qu’elle a cru voir ce matin, ce qu’elle ne veut pas voir, pas même imaginer. Le magasin. Elle n’est pas venue pour voler. Elle est venue pour oublier.
« Nous savons tout cela parce que nous vous avons pesée, Madame » fait Le Roy, avec un sourire en coin. La voix, suave, la calme un peu. « Nous n’arrêtons pas les voleurs tout de suite. Parfois quelqu’un peut avoir oublié, avoir une raison légitime, avoir la tête ailleurs. Quand c’est régulier, que notre contrôle indique souvent une lumière rouge clignotante, nous retournons à l’enregistrement, et nous mettons tout cela dans un dossier. Après un certain temps, quand il est clair que ce n’est pas un hasard, votre dossier K est enrichi et tôt ou tard on va le porter à votre attention…Il avait devant lui un dossier épais. Elle tente de se souvenir. Fromages, pommes Honeycrisp payées au prix d’une McIntosh, chaussettes, un sandwich pour deux, deux paquets de dinde en tranche au prix d’un seul…la liste est sûrement longue.
« Voyons », dit-il, depuis deux ans vous nous devez… 3 200 dollars. Cela monte vite, vous savez… et je suis généreux, je ne compte pas de pénalités… Bien sûr, je peux toujours contacter la police… Imaginez que dix personnes fassent comme vous… 100 personnes. Là vous n’avez plus d’hypermarché, madame. »
Le Calculateur est toujours là, devant elle, sur le mur. Des millions volés. Et elle, complice.
« Maintenant, dit-il, nous prenons en compte ce que vous achetez. 25 000 dollars sur deux ans. Vous pensez sans doute que vos larcins sont une sorte de ristourne, un cadeau du bon roi Henri. »
Lorna a soudain froid et une terrible envie d’uriner. Mais elle n’ose pas bouger. Elle se met juste à trembler. Il faut se laisser aller au fond de l’eau pour pouvoir donner un bon coup de pied et remonter, faire surface… mais à quel moment est-ce qu’on sait qu’on a touché le fond ?
Elle s’est mise à gémir et à trembler, comme si elle avait froid. Il a glissé du lit sans bruit, mis sur elle la couverture brune légère en molleton, celle qui est chaude mais qu’on sent à peine, et elle s’est juste tournée sur le côté en grognant un peu, avec un petit ronflement. Elle a l’air si innocente, Lorna. Comme quand, avec Suzy et Rose-Marie, elles volaient des rouges à lèvres dans la pharmacie de son père. Ouvrant de grands yeux de biches innocentes quand il les regardait fixement, se demandant si elles allaient s’excuser ou avouer. Il s’est dit qu’un jour il faudra qu’il lui en parle. Peut-être même aussi du jour où elle a volé des condoms. Il lui avait demandé si elle désirait quelque chose, sachant bien que ce paquet de condoms devait lui brûler la cuisse dans la poche de ses jeans, elle était rouge et elle avait le souffle court, mais elle avait juste dit « non, merci, je fais juste que regarder » et il aurait dû partir d’un grand éclat de rire et demander « Avec qui ? » mais il était resté discret, comme s’il croyait aux mensonges d’une fille bousculée par les hormones. Avec le temps, se dit-il, on est maintenant deux vieux, même si elle est un peu plus jeune que moi. C’est drôle, la vie. Elle, elle dort dans un fauteuil, et moi je me recouche. Peut-être que ce sera cela, la transition vers la mort : un rêve dont on ne se réveillera pas. En tous cas pas ici. Il s’endormit doucement en pensant qu’il était Adam à Abraham à Jérémie Lelièvre. Et à bien d’autres qui étaient depuis longtemps passés dans le monde du rêve, remontant à l’époque où les frères de Razilly, quelque part sous l’influence de Henri IV puis de Louis XIII, essayaient de coloniser le Brésil et l’Acadie. Mais bien sûr dans ses ancêtres il y a des Roy, des Girouard, des d’Entremont, et toute une floppée de Lelièvre évidemment. Tous ces gens, hommes et femmes sans visage. Juste des noms, pour la plupart. Elle avait quelle tête, Marguerite Jasselin, épouse de Mathurin Lelièvre ? Est-ce qu’Apolline Lelièvre était une blonde aux yeux noirs, ou une brune aux yeux bleus ? Tout cela brassé par les siècles, et en fait la généalogie ne l’a jamais plus intéressé que cela. Il imagine que son lit est un canot qui l’emmène au fil du courant, et il s’endort, doucement…
Ils ont tout calculé. Pour le montant qu’elle a clairement volé, elle devra travailler gratuitement, pour le nombre d’heures équivalent à ce qu’elle aurait été payée. Ils ne diront rien à la police, et ils lui demanderont surtout de remplir des rayons, mais avec de temps en temps un travail au comptoir pour la pesée – en rigolant, le gérant dit qu’elle doit être une spécialiste, un peu comme le bandit Vidocq devenu chef de police. Il est cultivé, monsieur Le Roy Jaeger. Parfois aussi ils lui demanderont de promener les chiens des clients, pendant que les maîtres magasinent. Ils savent vraiment tout sur elle. Même HTS.
Et d’un seul coup, ce soir-là, à neuf heures, elle est avec un Libanais nommé Farouk en train de remplir des rayons de brochettes et de rôtis. Il n’est pas plus rodé qu’elle pour cela, au Liban il était avocat, dit-il, mais être chef des rayons viande à Free Poule est ce qu’il a trouvé de mieux ici pour aider ses deux enfants à faire des études et mettre du beurre dans les épinards. Elle se dit qu’il est assez beau, Farouk, et c’est alors qu’ils entendent quelque chose claquer dans l’entrée, une série de pétards qui explosent, et puis des gens paniqués se mettent à courir partout en criant. Une grosse dame en rose avec une petite fille bouscule un rayonnage de poulets bio qui s’écrasent un peu partout pendant que cela crépite de tous les bords.
« Oh non ! fait le Libanais. Ce sont des coups de feu. Quand on a entendu cela une fois, cela ne s’oublie pas. Vite, il faut se cacher, vite… »
Ils sautent par-dessus les poulets qui jonchent le sol et courent vers le rayon des pastèques. Un melon d’eau éclate à deux pas de Lorna, et puis Farouk crie et tombe, elle voit du coin de l’œil gauche qu’Henri IV est par terre lui aussi, elle voit jaune et rouge, elle a l’idée saugrenue qu’on assassine le Bon Roi Henri une nouvelle fois, elle continue de courir alors que les pastèques éclatent les unes après les autres sous le feu roulant de l’arme, comme dans un film, cela n’a pas l’air vrai, ce jus rouge vif se mêlant au sang plus foncé, elle prend par la main la petite fille terrifiée, elle se jette par terre pour la couvrir de son corps, au coin d’un chargement de blés d’Inde, et c’est là que la balle la frappe en pleine tête, elle a juste le temps de crier, crier, crier à tue-tête alors que sa tête éclate…
Elle a poussé un cri terrible, et puis elle est restée hagarde, comme hébétée, comme si elle était encore quelque part, ailleurs qu’ici. Il connaît ces états où l’on ne sait tout simplement plus où on est. Avec l’âge, cela devient de plus en plus fréquent – quand on est jeune c’est plutôt quand on est sur la brosse que cela arrive. Ou si on a un accident, se dit-il. Il se demande quoi faire – la réveiller, la rassurer, ou la laisser revenir tout naturellement ?
Quelque part, elle voit le surintendant ouvrir l’appartement d’Adam Lelièvre. Une odeur, insupportable, le suffoque. C’est l’été, les vers ont sûrement déjà commencé leur travail. Pour la forme, la police – masquée et le nez plissé – vient vérifier qu’il n’y avait rien de douteux dans ce décès. Il y a un contenant de Valium sur le lit, tout est clair. Elle entend le surintendant parler avec le policier. Les voix sont claires, elle pourrait les toucher. En même temps, elle voit du sang, elle n’est pas sûre –
« Vous n’avez pas de chance dans ce bâtiment » fait le poulet.
« Je sais, d’abord la dame du 503, et puis maintenant le monsieur du 505. »
Le flic se penche, ramasse une petite culotte en dentelle blanche qui est par terre dans le couloir… « on dirait qu’il avait de la visite, de temps en temps…en fait, peut-être que son cœur a lâché… Vous pensez que c’est à quelqu’un de l’immeuble ? »
Il y a aussi un petit carré de soie à fleurs rouges, avec une seule initiale : un L…L…L
Quelqu’un appelle, mais ce n’est pas la voix du surintendant. Ni celle de Le Roy. Ni celle du policier.
La voix dit, répète, insistante : « Lorna ? Lorna ? »
Elle a dû bouger, mais la voix a continué :
« Vous m’avez fait très peur, Lorna. Vous deviez être très fatiguée. »
Pendant un instant, Lorna n’a aucune idée ou elle se trouve. Elle a la gorge sèche, les lèvres râpeuses, elle cligne des yeux, elle se met à pleurer sans savoir pourquoi, elle est complètement perdue. Cela lui prend un petit moment à saisir qu’elle est dans un La Z Boy et que la voix ressemble à celle d’Adam à Abraham Lelièvre, son ami de jeunesse. Mais …comment est-ce possible ? Elle se souvient bien : il était allongé, il ne bougeait plus, il était pâle comme la mort…quand elle est arrivée ce matin…il y avait un contenant à pilules près de lui, sur le drap…sa tête s’était mise à tourner, elle était sûre qu’il s’était suicidé, avec tous ses soucis financiers…le risque de devoir quitter son appartement alors qu’on n’en trouve pas dans cette ville pleine à craquer même à des prix faramineux…ce matin : On est quelle heure ? Elle n’en sait rien.
Elle avait au cou un petit foulard de soie, rouge avec des fleurs…elle tâte, mais il n’est pas là. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
Adam est là, debout devant elle, pourtant, il fixe son iPad, comme hypnotisé.
« On, mon dieu, Lorna ! » s’écrie-t-il. « Et moi qui allais te demander d’aller m’acheter quelque chose chez Free Poule… »
Elle l’observe, sans trop comprendre. Free Poule. Elle était là il n’y a pas longtemps. Mais quelque chose s’efface déjà dans les brumes du rêve. Il s’était passé des choses. Le Roy était par terre, elle tenait une petite fille par la main, une lutteuse la tenait par l’épaule…tout cela se mêle en une étrange sarabande dans sa tête.
« C’est quoi ? »
« Ils viennent de fermer. Tout le centre commercial est fermé. Il y a un homme avec une arme dans le magasin. Un jeune apparemment. La police n’en dit pas plus mais avertit de ne pas aller dans le centre commercial aujourd’hui. »
Il a les yeux rivés sur elle.
« Notre heure n’est pas encore venue, j’imagine…Et je suis sûr qu’ils vont tuer ce jeune, ou il va se suicider, et personne ne saura pourquoi… »
Quelque part, le Juge qui active la Flamme observe le monde des vivants. Il attend la femme appelée Lorna, car il sait qu’elle devra s’accuser d’avoir dérobé de la nourriture. Si elle est honnête, cela aidera pour peser son cœur dans la balance, avec la plume de Maât comme contrepoids : seuls les cœurs plus légers que la plume ont droit au repos éternel. Bien sûr, elle n’a pas commis un grand nombre de fautes, et la plupart des quarante-deux juges devraient prendre en pitié une femme qui a tout fait pour aider les autres, même si la pitié n’est pas le fort des juges de ce tribunal millénaire. Son heure n’est pas encore venue, cependant. On lui a juste envoyé un rêve pour la prévenir.
Par contre, le dieu 5, Rose-Taou, Terrible de Visage, attend, lui, de pied ferme le jeune gars dont on est en train de peser le cœur. Un autre cœur terriblement, terriblement lourd. Depuis quelque temps, Terrible de Visage est obligé de le reconnaître : de plus en plus d’hommes jeunes doivent admettre qu’ils ont tué. Tous avec des armes identiques, tous pour tuer le maximum d’autres humains vivants. Et ils n’ont aucune idée pourquoi.
Henri-Dominique Paratte
publié dans le numéro 32. J’écris ton nom