Ça fait qu’au bout d’une semaine ou deux, y’ont figuré que tu pouvais juste dire aux Sagouines qu’on les préparait un bon fricot pour talheure, pis y s’assoiraient toutes sur le bord de la rivière à l’espérer. Ça fait un mois de d’ça, pis sont encore ben bénaises. Y’en a une quinzaine qui se sont mises au tricot.
Ah, pis c’était pas les grands hommes de science de Fredericton qu’ont eu l’idée non plus, là. Heaven forbid qu’ils trouvent une solution à leu’ propre mess. Que y’ont créé avec l’argent de nos taxes, soit dit en passant.
Non, c’était le petit Melanson, Onésime à Luc à Rodolphe. Le poète, là. Oui, oui, celui qu’est allé faire des grandes études pis qui porte un béret pis qu’a le nez en l’air. Combien d’Onésime Melanson tu connais, toi ?
Anyway, y’est pas si pire le jeune, il t’a pondu c’t’idée-là à la première réunion de la colonie des survivants de Sainte-Marie. Le lendemain soir, le maire s’est essayé du haut du pont avec sa megaphone, pis comme de fait, une par une, à la queue leu leu, sont finalement toutes parties de la ville pour s’asseoir dans la gadoue, de l’autre bord de la rivière.
Of course, les Arvunes se sont vite mêlés de ça, pis se sont proposés pour bâtir un makeshift perron pour. Quasiment aussi long que la passerelle de la dune, pis trois-quatre fois plus large. Sur pilotis, oui. Ç’a dû coûter les yeux de la tête, tout ce bois-là, mais la ville avait pas grand choix, avec les cadavres de touristes qui commençaient à empester derrière le Tim’s. Pis ç’a eu le bénéfice de remettre des gens au boulot, aussi. C’est pas tout le monde qu’avait l’estomac pour passer des rouleaux de peinture par-dessus le sang à journée longue. L’odeur de chair pis le scrapage de bardeau, ça en a fait zire plus qu’un.
Fait que là, c’est ça : tous les matins avant de sortir, faut qu’on se dab sous les bras avec tcheu sorte de parfum à base de bouillon de poulet pis de sarriette. Y’appellont ça du Sagouine-Away. C’est un glorified fricot, là. Tu peux l’avoir avec dumplings ou sans, mais je sens pas grand différence, moi. Y’a ben du chimique dedans itou, ça even out la senteur, qu’y disent. Ben sûr, c’est les Arvunes qui le vendent. Tu pourrais faire ça à la maison, mais garde ben, y’avait une pénurie de sarriette right about le time que c’est devenu essentiel. Yeah, j’suis d’accord, c’est pas peu louche. Régis arrête pas de dire que c’est toute une ruse de la part des Arvunes. À chaque fois qu’il sort, faut quasiment j’le beg pour qu’il en mette. Y’est trop fier, Régis. Une fois sur deux, si j’le watche pas quand il part pour Ste-Marie, j’peux te garantir qu’il fait juste grabber sa calotte bleue pis son vélo. Y’aide à gérer la colonie, là-bas. On y était jusqu’à la semaine dernière, mais y’a pas voulu rester plus longtemps. Dès que les Sagouines étaient sur leu’ perron, il m’a dit :
- Bon, ramasse tes cossins, Jo. On rentre en ville.
- Tu fou ? que j’y ai dit. Pas vrai que j’vais aller me remettre dans ce mess-là.
- Y’ont pas bougé depuis trois jours, de leu’ passerelle. Si on retourne pas maintenant, on retournera jamais.
Pis c’était ça. Y’est plus brave que moi, mon homme, mais j’suis pas plus
dumb qu’un autre. So on a enfourché nos bicycles pis on est revenus. La moitié
du deuxième étage avait disparu, la cour était pleine de tuiles pis de briques, mais on avait encore une porte, pis juste assez de temps pour se préparer à l’hiver.
***
Une Sagouine, ça se berce. Fait que tu peux croire qu’au nombre de Sagouines qu’y sont sur le perron, maudit que ça se berce. Toute la journée, toute la nuit. Beau temps, mauvais temps. Si ça sent l’fricot, ça se berce. Pis ça vacarme ! Jamais j’aurais imaginé un vacarme de même. Le bois des chaises contre celui de la passerelle, ça grince, ça craque, ça tonne ! Pas croyable. Pis c’est pas juste une chaise toute seule dans le coin d’une cabane, là. Non. Mille. Mille chaises, chacune grosse comme une Ford Ranger. Sur comme un genre de gigantic xylophone installé par-dessus la rivière, de l’embouchure jusqu’à dans les terres. Un gros marimba infernal, qui résonne sur des kilomètres. Où c’est que y’ont ben pu prendre le bois pour toutes c’tes chaises berçantes-là, pis comment y’ont pu toutes les construire si vite, j’saurai jamais te dire ça. Si vite, t’aurais cru que Kent avait déjà des plans pour les livrer pre-fab. Louche ça aussi, ouaille.
Oh, pis les aiguilles de tricot, aussi. Ça se sabre ensemble comme si ça essayait de se déchiqueter l’une l’autre. Comme mon père qui t’aiguisait les couteaux avant de démembrer de la volaille, dans sa cuisine farcie de monde pis d’épices.
Pis faut pas oublier le jacassage, non plus. Parce que tout d’un coup, c’est en train de se développer des personnalités, des opinions, c’tes Sagouines-là ! Ça s’épanouit dans leux commérages ! Ça jase pis ça bricole pis ça rit, pis si le volume des chaises berçantes pis des aiguilles augmente, ben ça jase juste plus fort. Pis tout c’te vacarme-là, ça t’habite. Pas en arrière-fond, là. Dans la face, dans le creux de la tête, dans le fond du corps. Toute la journée, toute la nuit.
Par contre, pour autant que sont encore présentes pis de plus en plus bruyantes, c’est un petit répit qui s’installe. De ce côté-là, en tout cas. Astheure, quand tu sors, c’est pas les Sagouines que faut tu watches pour. C’est les camules.
Ben, ç’a l’air de des camules, fait qu’on les appelle de même. Régis me disait que c’est tcheu façon de cross que y’ont bioengineeré entre des robots pis les alpacas d’Irishtown pis un orignal, pis comme maybe un ours ou de quoi. C’est sauvage. Le monde avait peur des Sagouines, là, mais les Sagouines, si t’étais moindrement agile, tu pouvais les déjouer ou t’enfuir une fois sur deux. Mais pas les camules. Zeux, c’est des bêtes qu’auraient jamais dû exister. Les yeux qui tuent pis les babines qui ragent pis les dents qui crachent des étincelles.
Pour l’instant y’en a juste huit. Se sont évadés de leur enclos quand une des Sagouines a écrasé un bout de clôture. Depuis, ça rôde dans les rues, ça fait des up-and-downs en groupes de deux ou trois. Pis si ça te voit, ça jappe une fois. Une. Pis si tu so much as bouges d’un poil, ça croque. Fini. Ça te sape de vie tellement vite que t’as pas le temps de crier. Ça s’entend, ce moment-là. Le silence par-dessus le vacarme des Sagouines. Comme si la main du bon Dieu lui-même venait étouffer tous les sons de la ville avant d’te déchirer l’âme du corps. Mais c’est pas de même que ça se fait vraiment. C’est pas des bêtes qui répondent au bon Dieu, c’tes affaires-là. Sont pas crétchennes.
En tout cas. Tout de suite après qu’ils t’ont tué, là, on entend les camules japper encore plus fort – rire, presque. Un crissement de pneus sur des cordes de guitare. Après, c’est pas long avant que tu les vois trainer le corps de la victime de l’autre bord du pont.
Ah, parce que oui : la nuit, ils se sont mis à se coucher aux pieds des Sagouines, comme des chiens. Les Sagouines qui tricotent leux ont déjà fait un tapis pis trois ponchos. Ça fait qu’à tous les soirs, les camules s’attroupent sur le bord de la rivière, huit longs cous qui s’élancent, des bouts de chair humaine qui s’échappent d’entre leux canines lisses. Zeux, ils espèrent pas. Ils guettent.
***
Régis est pas rentré hier soir. Au début, j’me suis dit, bon, ok, peut-être qu’il est resté à Sainte-Marie, que la réunion a été plus longue que prévu, qu’il a passé la nuit pour être safe. Mais là ça fait toute la journée que je pâtis au deuxième étage, à beurrer des briques de ciment pis à les empiler. Je check la rue, pas de camules, je beurre. Shlack. Je check encore, j’empile. Squish. Pis j’espère. Quand je check la rue, y’a pas de Régis non plus. Plus j’espère, plus j’angoisse. Ça fait une secousse que j’ai pas été bénaise.
***
La nuit tombe, pis je commence à comprendre.
Mais faut j’fasse sûr.
Je passe une guenille sur la table que je viens de revernir. J’allume une chandelle, j’trouve un vieux flyer pis un Sharpie, pis je m’assois. J’écris la date, pis Régis, mais je sais pas quoi écrire d’autre. Je souligne son nom deux fois, pis je signe le mien.
De par ma fenêtre, je regarde les Sagouines. Y’a pas de lumières nulle part d’autre en ville, fait que tu vois leux yeux qui shimmeront dans le reflet des torches, tout le long de la passerelle. Pis même si je les voyais pas, j’saurais elles sont où juste à suivre le grincement du bois pis du métal.
J’me lève, j’me dab du Sagouine-Away sous les bras, à la ceinture, sous la mâchoire. J’ouvre la porte, je sors.
Les chaises bercent, les aiguilles se sabrent. Les Sagouines jacassent.
Dans la noirceur, j’essaie de marcher dans les traces de sabots. C’est plus rapide, pis ça fait moins de bruit. C’est comme faire de la raquette, quasiment. Rendu au pont, j’oublie presque pourquoi je suis sorti. Je patine, je cours, je galope, même. Pis j’kick.
J’entends japper.
Je fige.
J’suis presque au bout du pont, à une trentaine de pieds de la passerelle, j’dirais. J’suis toujours dans l’ombre. Dans le faisceau d’une des torches, la cannette roule lentement avant de tomber dans une trace de sabot. J’dirais qu’elle doit être encore à moitié pleine, à juger de sa vitesse par rapport au coup de pied que j’y ai donné. Du coin de l’œil, j’vois le troupeau de têtes qui la suit, pis ensuite qui revient regarder dans ma direction. On dirait une foule qui regarde du tennis en slo-mo.
J’pense pas que les camules peuvent me voir, mais j’sens leu’ regard pareil, les yeux qui me déchirent déjà. Les poutres grincent, la laine froisse. Les Sagouines se murmurent, surprises, énervées. Moi, j’respire pas. J’ai le poumon dans la gorge pis le cœur dans l’estomac. Je ferme les yeux. Dans le vacarme, je compte jusqu’à dix. Rien. Je pense à faire demi-tour, à espérer une journée de plus. À finir le deuxième étage, à vernir l’autre table, en arrière.
Je compte jusqu’à dix de nouveau, juste pour faire sûr. J’ouvre un œil, pis l’autre. Le troupeau se retourne. Je prends un pas, pis un deuxième. Pis c’est là que je vois que y’en a deux, des camules, qui portent un chapeau astheure. Un béret sur un, pis l’autre, une calotte bleue.
J’prends un dernier pas, je ramasse la cannette. Un peu plus que la moitié de reste, j’étais right. J’la shake. Dans ma tête, dans mon cœur, dans mon ventre, ça grince, ça sabre, ça keshlack-keschlack. Ça hurle.
J’entends japper.
Je fige pas. Je vise, pis j’pitch. Dans le silence qui suit, je sens les dents qui croquent dans ma gorge, pis j’vois une torche qui explose. Pis ben vite, une deuxième. Trois. Toutes. Le feu est pris. Dans le ciel noir, j’vois des boules de feu-camules, de feu-chaises, de feu-Sagouines. Le marimba crépite, les aiguilles tombent à l’eau. J’entends plus rien, j’vois plus rien. C’est fini.
Pis ça sent l’fricot.
Pierre-André Doucet
Texte publié dans le Numéro 25. Sagouine Park