Caroline Bélisle. La plus belle de mon jardin

Texte proposé dans le cadre du numéro 19 de la revue Ancrages, Unicité.

Chelsea Gauvin, Bugs

aujourd’hui
dans mon jardin
j’ai vu deux araignées faire l’amour
bon je ne sais pas si je devrais dire « faire l’amour »
des araignées qui font l’amour c’est un spectacle drôlement macabre
bon je ne sais pas si je devrais dire macabre
personne n’est mort
enfin si
moi un peu
morte par en-dedans si on peut dire
mais les araignées elles ont peut-être du plaisir
je ne sais pas
elles le font sûrement par instinct de reproduction plus qu’autre chose
et l’idée d’avoir des œufs par centaines
qui éclosent partout
une multitude de bébés araignées qui peuplent mon espace
ça m’a fait frissonner de fragilité
c’est pour ça que je me suis munie d’une pelle
je me suis dit que si je frappais assez fort
elles allaient tomber
mourir
et c’est pas si cruel quand on y pense
parce qu’on a tous déjà dit ça
un jour
qu’on préfèrerait mourir en faisant l’amour
que c’est une belle mort
à ça je réponds
pour les araignées peut-être
moi je préfèrerais qu’on ne ramasse pas mon cadavre pendant qu’il y a encore quelqu’un
dedans
mais bon
des araignées qui font l’amour ça n’a rien d’élégant
de longues pattes partout
qui ne savent plus où s’étendre
qui ne savent plus comment se prendre
et puis ça m’a rappelé les humains
moi j’ai de petites jambes voyez-vous
mais j’admire les grandes femmes longilignes
celles dont les jambes durent plusieurs jours quand tu prends ton temps à les regarder
si j’ai toujours voulu leur faire l’amour à ces femmes-là
je me dégonfle à présent
l’idée de leurs grandes jambes qui traînent partout dans mon lit
ça m’horripile un peu

en fait à regarder les araignées faire l’amour trop longtemps
avec ma grosse pelle à la main
j’ai réalisé une chose
que les mantes religieuses n’ont pas l’exclusivité de la folie
que les araignées l’ont attrapée aussi
ainsi que les femmes
et tous ceux qui ont une envie irrésistible de dévorer au lit
le mâle
lui
pas fou
il a attaché les pattes de la femelle à la toile
comme le font les gens qui ont des barreaux sur leur tête de lit
avec des menottes en plastique
et des costumes de cuir inquiétants
l’araignée
à poil
et poilue
a attaché sa femelle
et elle
elle a essayé de le bouffer
elle n’a pas réussi
aimerais-je ajouter
parce qu’elle était attachée bien sûr
vous l’aurez compris
et puis ça m’a rappelé les humains
je me suis dit
et si cette fois-là
où j’ai été attachée à mon lit
par cet espèce de fou qui m’avait laissée là
pendant des heures
je n’avais pas été attachée
est-ce que je lui aurais bouffé la tête ?
et la réponse est peut-être
j’ai eu une espèce d’instinct de solidarité
j’ai couru chercher mes pinces à sourcils
je ne pouvais pas laisser la pauvre araignée
comme moi
attachée
écartée
par complicité sororale
j’ai aidé la femelle à sortir de l’emprise de sa toile
et puis là j’ai vu
ses longues pattes se déployer
et je n’ai pas pu résister
à toutes les lui arracher
par instinct de survie
peut-être
par sadisme pur
sûrement
et je me suis vue les étendre
côte à côte
sur ma corde à linge
des pattes si longues qu’il me faudra plusieurs heures à les regarder toutes

une fois qu’elles auront séché
je les enfilerai peut-être
et là
véritablement
je pourrai être la plus belle
et longiligne femelle
de mon jardin

 

Caroline Bélisle
Texte publié dans le No 19

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