Palpitations
Quand les arbres laissent aller leurs feuilles, comme on tombe un masque. Quand, le long du chemin Olmsted, il ne reste plus de couleurs que les rose-orange-vert flashy des coureurs. La nature se met totalement à nu pour attendre l’hiver, dans cette capitulation qui devient un accueil. Plus de parure, seulement l’essentiel. Simple et pur. À mon tour je vais au cœur, chercher ce qui réveille les voix profondes. Dear lucky Friday 13th, take me for a walk on the anglo side…
Angle Des Pins/Hutchison St, devant le Stade couvert R.H. Tomlinson. Ici commence mon royaume. Là où Des Pins Ouest devient une succession de bâtiments estampillés McGill. Enveloppée d’une légère bruine, je m’enfonce dans un décor de briques rouges, pierres grises saillantes et tourelles d’ardoise noire. Mon attention se fait captive volontaire de l’architecture victorienne qui me ramène à mes premiers émois anglophiles. Ignorant les désagréments du trafic, j’avance, sentant dans la légère montée de la rue, la promesse de quelque chose de grand.
Royal Victoria Hospital. Immense, terne, splendide, avec pour seules lumières les cadres rouges des fenêtres, et le lierre orangé qui chemine tranquillement le long d’une façade. Dans leur silence majestueux, ces murs me parlent… Irlande, 2007. Premières palpitations qui m’ont connectée aux autres en moi. Détours anglos pour franco-allemande non assumée. Début d’un voyage interne que seul l’exil nourrit.
Face à cet immense miroir de pierres, je m’assois quelques instants. Retour sur vie dublinoise, dans lequel progressivement s’invitent Heidelberg et Freiburg… À l’horizon derrière moi, un cousin des châteaux de la Loire côtoie Bell et Fujitsu. France et Japon se joignent à ce tableau de famille, à présent complet. Montréal, point de rencontre. L’univers qui me rend à toutes celles que je suis.
Deux escaliers plus bas, j’embarque dans le flot des étudiants talking formulas and saying hi to each other on their way to uni. Dans un même mouvement, nous cheminons jusqu’au parc de l’université. I’m taken straight back to U of Toronto. And Central Park, New York, entre les arbres qui se découpent sur les hauts buildings de downtown. Leurs branches-serpents me charment, tandis que mon regard se promène sur les visages des élus peuplant cet Eden. Ici les gens viennent de partout. Îlot de monde entier porté par l’ambition du savoir, le rêve de la réussite, dans lequel se fond James McGill himself pris dans les vents. Une main fermement appuyée sur sa canne, l’autre agrippée à son chapeau, lui aussi avance d’un pas décidé. Force et persévérance incarnées, dans ce tourbillon qui me rend utopiste.
Jusqu’à Sherbrooke St West.
Succession de banques, odeurs de Pannizza, flashs de publicité sur écran, alors qu’à ma droite disparaît le old McGill’s world au pied de la montagne grise. Dans les pulsations de l’artère chargée, le mouvement migratoire d’une population businessy-quite-busy me happe. Talons qui claquent, visages parfaitement maquillés, cheveux brushés, mains-café-emportés… Masse monochrome que seule la présence de quelques construction-workers vient pailleter. Je suis recrachée quelques coins de rue plus loin face à Tendresse. La ronde sculpture de Paul Lancz rayonne devant la Tour Cartier. Douceur réconfortante du baiser de cette mère sur la tête de son enfant. L’art de rue comme un geste d’amour, pour quiconque saura le voir.
Juste en face, devant la Galerie d’Art canadien IMPORTANT, un sapin de lumière appuyé sur Stanley St toise un moose qui crie au Voyage. Dans cet écho strident, le restaurant Sakura me ramène un instant à Yokohama. Autre meeting-point qui trouve en la présence de L’œil de David Altmejd, perché devant le Musée des Beaux-Arts, une nouvelle résonance. Le « lien entre intérieur de la tête et monde extérieur1 » s’incarne dans un trou béant, prometteur et anéantissant. Du haut de sa grandeur blessée, le gouffre de cet Icare percé m’aspire. Le voyage-vertige de tous les possibles m’angoisse autant qu’il me réjouit… Léger tiraillement racinaire vers l’autre côté de l’Atlantique…
Et besoin d’une pause caféinée.
Cafe Myriade sur MacKay St. Chaleur de l’air dense et des conversations, in English of course, qui cohabitent gaiement sur les hits pop des années 80. Je commande mon black coffee, no sugar, no milk thanks, et m’installe à la petite table tout juste libérée près de la fenêtre. Joie de retrouver, en tant que cliente cette fois, les sensations d’un quotidien pas si lointain à servir coffees, juices and scones à la population branchée et exigeante du Marais parisien. Mon corps se détend et mes mains engourdies se regonflent sur le langoureux One more try de George Michael. Dehors, des moineaux se relaient dans un ballet très organisé, auprès d’un sac kraft laissé à terre. Dispersés sur la terrasse vide, ils se livrent à une ronde hypnotique. Chacun à son tour bondit d’une chaise, au pot de fleur, avant d’atteindre le sol, pour un instant de bonheur à picorer dans le sac. George passe à des rythmes plus enjoués. Les baristas accélèrent derrière leur machinerie des « Temps Modernes ». Tasses, eau chaude, grinder, monnaie, expresso. Le plus grand, celui avec la chemise à carreaux rouges, esquisse quelques steps et joue du synthé sur les deux percolateurs en action. Les moineaux se joignent à la danse. Maintenant rassasiés, les voilà perchés dans une suspension digestive, marquant le rythme de leurs petites têtes satisfaites.
Une femme entre. Son visage m’en rappelle un si familier. Elle pourrait être iranienne elle aussi. Elle rayonne sous son voile en mousseline bleu foncé. Dans son large sourire rouge, elle commande un café. Naturelle. Ça doit être une habituée. Elle vit ici. Transposée d’Iran à Myriade Montréal. Je ne crois pas avoir déjà assisté à une telle scène
à Paris.
Une file d’attente qui rassemble un grand black à barbe et bonnet de laine, un native hair up in a ponytail et un petit chauve en impair gris. Chez
Rose Bakery,
on en avait des habitués étrangers, mais surtout des anglophones originaires du Canada ou des States. Et beaucoup de touristes japonais. Une famille arabe une fois, je m’en souviens bien. J’avais servi les femmes à une table et les hommes à une autre. Mais des étudiants, des expatriés, immigrés intégrés à ce quotidien un peu bobo de la vie dans
le centre de la capitale,
jamais, me semble-t-il. Ici, on accueille la pluralité, la diversité, mot devenu tellement chargé
chez moi.
Le monde peut vivre sans avoir à se déguiser. Moi-même je m’y suis trouvée(s). Ich bin die furansujin to doitsujin who is determined to stop shushing all those voices si longtemps enfouies. Canada, loin de
Paris,
ma scène pour polyphonie interne…
13h14. Il est temps de suspendre cette flânerie dans son état de grâce. La faim et un programme bien riche m’appellent. Cet après-midi, un réjouissant Skype
outre-Atlantique
et un souper à préparer. Remonter la côte
flash spécial
tranquillement, portée par ce
attentats à Paris
sentiment de plénitude, et
20 morts
poursuivre cette belle
fusillade dans le restaurant Petit Cambodge
j o u r n é e
prise d’otages au Bataclan
en direct de Paris notre journaliste
« c’est quoi ce bordel ? c’est la guerre en bas de chez moi »
parle maintenant de 40 morts
« bien rentrés, on ne bouge pas, on est effrayés »
As-tu pu les joindre ?
« tous les trois saufs, on t’embrasse depuis le chaos »
après les attentats de janvier
« j’y crois pas, j’y étais hier soir »
on n’a pas plus d’information pour le moment
vous envoie courage et lumière
policiers se cachent derrière des voitures
« mes voisins accueillent des gens, je vais aller voir »
prise d’otages encore en cours
« essayer de dormir un peu »
au moins 80 morts je suis avec vous
presque impossible à croire faites
bien attention peux teneznous aucourant tu sivous avezdes nouvelles venir informations me chercher toute
l’équipe ilfaut est avec que je la France sorteje ne
peuxpas rester seule c’estpas possible pasencore lemonde va tellementmal
comment vatonsen sortir detoutesces horreurs çapeutpas continuer commeça jenesais pas cequ’onva faire estcequ’on peut faire quelquechoseque faireque que
fairehein quefairequoi faire quefairequoiheinquefaire quoique faire quoihein
quefairequoiquoiheinditesmoiquoi quoiquoiquoi heinquequefaireque fairequoiquoi quoiheinquoique
fairequequoifairefairequoiquequoiquoiqueQUOiQUOi i i i i i i ii i i i i i i i i Q U O i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i Q U O i i i i i i i i i i i i i i i i Q U O i i i i i i i i i i i i i i i i i i i Q U O i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i
i i i i i i i i i i i i i
i i i i i i i i i i i i
i i i i i i i i
i i i i i i i
i i i i i i i i
i i i i i
i i i i i i
i i i i i i
|
| | | | | |
|
| | |
| |
| | | |
|
| | |
| | |
| | | |
| |
| | |
m
m
m
m
m
m
m
m
m
m
m
m
m
m
m
m mon
mon c
mon
cœur
bat en core mon c cœur
mon cœur bat encore mon
cœur bat
mon cœur bat en core mon c cœur
bat encore m mon cœur bat
encore la mon cœur bat encore la cha mon cœur bat la chamade mon cœur bat encore mon cœur bat la chamade mon cœur bat encore mon cœur bat encore mon cœur bat la chamade mon cœur bat encore mon cœur bat encore mon cœur bat la chamade mon cœur bat encore mon cœur bat encore mon cœur bat la chamade mon cœur bat encore mon cœur bat encore mon cœur bat encore mon cœur bat
mon cœur bat encore, mon cœur bat encore, mon cœur bat
la chamade
chamade Shalom2
mon cœur bat encore, mon cœur bat encore, mon cœur bat
la chamade
chamade ‘ch Allah
mon cœur bat encore, mon cœur bat encore, mon cœur bat
la chamade,
chamade Shanti OM
Et puisque la lumière surgira du noir, j’irai m’immerger dans cette heure où la ville s’allume.
Sous la protection de la scintillante croix du Mont-Royal, j’attache mon vélo à l’angle De Maisonneuve/McGill College, à quelques pas du consulat français. Notre « autel du lendemain » a disparu sans laisser de trace
Le lourd silence du recueillement s’est pudiquement retiré pour laisser place à la rythmique commerciale boom boom d’une radio anglo. Plus de bougies, seulement le phare publicitaire rouge et blanc du cola américain. Laissez vivre la magie de Noël. La Sainte-Cath’ est vêtue de toutes sortes de guirlandes. Je m’y engouffre avec l’excitation simulée d’une gamine qui découvre Disneyland pour la première fois. Remplissez-moi de cet engouement collectif pour les festivités marketing de fin d’année
Devant le magasin Telus de Mansfield St, un Spiderman siffle en rythme avec sa sono techno, et nous lance d’enthousiastes Yeah, bienvenue à Montréal ! Juste derrière lui, en boucle sur l’écran du magasin, un hippopotame et un lapin se baladent dans un espace blanc pour poser sur Telus. Le futur est simple. Pourrait-il en être autrement dans l’atmosphère d’un christmassy Saturday night ? Les gens se baladent avec des sacs plein les bras, les couples se demandent where they’re going to have dinner tonight. Les magasins tournent à plein dans cet après
Black Friday
Ils aspirent les passants et rejettent leur haleine climatisée sur les bénévoles de la Salvation Army. Mon attention rebondit entre le tintement des carillons-caritatifs et s’accroche aux small-talk saisis au vol comme des lianes. À la recherche compulsive des petites facéties de la rue. N’importe quel détail fera l’affaire. Je dois poursuivre, tout ira bien.
A l’angle de Drummond St, un fournisseur de téléphonie mobile affiche le sourire et la poitrine généreuse d’une belle blonde en mini-jupe qui promet un excellent service, zéro parole en l’air, tandis que les étages du dessus affichent des SPECTACLES EROTIQUES DE QUALITÉ. Un père-Noël, assis sous un parapluie bleu du Québéc, joue des castagnettes sur un Jingle Bells enjoué. Devant la Church of St James the Apostle, le mendiant qui pêche son revenu à la ligne m’interpelle entre deux gorgées de bière :
« - How are you doing tonight ?
– I’m ok.
– Can I help you ? You seem to be looking for something. »
Sous son regard anesthésié, je poursuis cette marche absurde sur l’avenue qui maintenant amorce un decrescendo. Loin des commerces, l’espace s’ouvre, les bâtiments rapetissent. L’énergie accumulée s’évapore au-dessus des toits et se fond dans le ciel noir
dont on peut enfin voir
les étoiles
Texte publié dans le No 13. Fragments d’humanité
Notes :
- David Altmejd, cité dans Éric Clément, « Inauguration de L’Oeil de David Altmejd », La Presse, 26/09/2011.
- Paroles de « Saisis la corde » par La Femme, album « Psycho Tropical Berlin », 2013.