Marie Carole Thomas. Les Âmes figées du Motel 666

Amélie Doucet (2025)


Le néon rouge du « Motel 666 » clignotait paresseusement au-dessus de ma tête, projetant une lueur infernale sur le comptoir de la réception. Mes doigts fins glissaient sur le marbre froid, leurs jointures portant les cicatrices invisibles d’années passées à effleurer des claviers crasseux et de clés lourdes. C’est là, derrière ce comptoir où le temps semblait s’être figé, que mon existence prenait tout son sens. Mon regard, souvent teinté d’une résignation profonde, balayait la pièce, mais rien n’échappait à mon attention. Sur ma poitrine, un badge en plastique usé affichait un nom  : Minerva. Il semblait me lier à jamais à cet endroit, comme une ancre à un navire échoué. Je suis cette silhouette immobile entre le monde que vous connaissez et les murmures étouffés qui s’échappent des chambres. Ma fonction est simple, dérisoire presque : je tends les clés. Le reste, c’est l’affaire des murs, des occupants, et de ce qui se tisse entre eux, des drames et des secrets que ces lieux absorbent sans jamais les rendre. À moins que ce ne soient les occupants qui soient irrémédiablement asservis aux chambres ?
 
Il était 18 h 66, ou plutôt 19 h 06 selon les horloges conventionnelles, mais ici, au 666, le temps avait ses propres règles. Sept clients se tenaient devant moi, comme les sept péchés capitaux. Ou peut-être comme les sept nains, mais dépourvus de toute insouciance enfantine. Chacun avec sa propre aura de mystère, de fatigue ou d’une curiosité mal dissimulée.
 
Le premier était un homme d’affaires aux allures pressées, costume impeccable mais cravate de travers. Il s’appelait Monsieur Garnier, et il avait réservé la « Chambre Victorienne ». La deuxième, une femme à l’air perdu, les yeux cernés, répondant au nom de Madame Fontaine, pour la «  Chambre des Rêves Évanouis  ». Puis vint un jeune homme aux cheveux teints en bleu, Milo, qui avait l’air de n’avoir rien à perdre et tout à trouver. Sa chambre, la « Capsule Spatiale ». Derrière lui, un couple d’une cinquantaine d’années, les Marchand, qui semblaient avoir vu trop de choses dans leur vie, demandant la « Suite Tropicale ». Enfin, deux hommes imposants, vêtus de manière trop formelle pour un motel de bord de route, qui ne donnèrent qu’un nom de compagnie, «  Global Connect  », et prirent les chambres 6 et 7, sans poser de questions. Leurs chambres, la «  Salle de Conférence  » et le «  Bureau de Direction  ».
 
Je leur tendis les clés, une par une, des clés en laiton lourd avec des numéros gravés à l’ancienne. « Chaque chambre est unique, » dis-je d’une voix monocorde, « et figée dans le temps. » Personne ne posa de questions. Ils ne le font jamais. Ils veulent juste une chambre. Pour la nuit.
 
À 18 h 66, comme par un signal invisible, les sept silhouettes se retrouvèrent simultanément devant leurs portes respectives. Un frisson parcourut l’air. Ils échangèrent des regards, un mélange de surprise et de gêne. « Quelle coïncidence ! » semblaient dire leurs yeux. Ah, les coïncidences. Dans une fiction, elles sont toujours le prélude à quelque chose de bien plus grand.
 
La Nuit des Révélations
 
Milo, dans sa « Capsule Spatiale », se sentait étrangement à l’aise. La chambre était un mélange baroque de chrome, de lumières LED bleues et d’un lit rond qui semblait flotter. Des affiches de films de science-fiction des années 80, légèrement jaunies, ornaient les murs, et un casque d’astronaute en plastique était posé négligemment sur une chaise pivotante. L’air sentait un mélange de poussière et d’ozone, comme si un vaisseau spatial venait tout juste d’atterrir. Sur la table de nuit, un vieux magnétophone à cassettes jouait en boucle une musique cosmique des années 70. La chambre était figée dans le temps, exactement comme je l’avais pressenti. Milo, lui, n’était pas figé. Milo, avec ses cheveux d’un bleu électrique et ses piercings discrets, semblait être le seul élément moderne de cette pièce figée. Il avait l’agilité d’un félin et un regard vif, toujours à l’affût. Sa mission, ce soir, n’était pas de conquérir l’espace, mais de naviguer les poches des résidents. Milo était un pickpocket, mais pas n’importe lequel. Il opérait avec un code éthique strict  : ne jamais voler les nécessiteux, et toujours laisser un peu de dignité à ses «  victimes  ». Il ne prendrait pas de quoi causer un réel préjudice, mais seulement une légère contrariété, pas une catastrophe. Il ne s’intéressait qu’au superflu, à l’excès, à ce qui ne manquerait pas réellement. Il avait un flair infaillible pour déceler l’opulence apparente, le portefeuille boursouflé qui témoignait d’une richesse insolente. Il considérait son habileté comme une forme de redistribution discrète, une correction silencieuse des déséquilibres du monde. Chaque «  prélèvement  » était un coup de pinceau dans son tableau personnel de justice sociale. Il puisait une étrange satisfaction à alléger les fardeaux inutiles, imaginant avec un sourire en coin les réactions de ses cibles : une légère confusion, un haussement d’épaules agacé, puis l’oubli rapide d’un objet qui n’avait de toute façon pas de réelle valeur. Pour Milo, l’argent n’était qu’un moyen, jamais une fin. Ce qui le motivait, c’était la danse, la finesse du geste, le défi intellectuel de déjouer la vigilance sans jamais briser l’esprit. Ce soir, il avait un plan B, une assurance inattendue : la clé passe-partout de la femme de ménage, qu’il planifiait de subtiliser incognito.
 
Il avait observé la femme de ménage, une petite dame grisonnante nommée Armelle, qui avait l’habitude de laisser sa clé accrochée à un clou derrière le comptoir de la laverie, juste à côté de la réception. Chaque soir, après avoir terminé son ménage, Armelle, avec une routine immuable, suspendait sa clé en laiton à ce clou rouillé, juste au-dessus d’un évier qui fuyait. C’était une habitude, une négligence peut-être, mais pour Milo, c’était une faille dans le système, une porte dérobée vers un festin potentiel. Il était un habitué du Motel 666, il avait pu observer le rituel d’Armelle et noté l’heure exacte, le mouvement précis de sa main fatiguée. Ce n’était pas un oubli de sa part, pensait Milo, mais plutôt une invitation silencieuse. Le moment était venu. Avec la discrétion d’une ombre, il s’était faufilé dans la laverie, ses doigts agiles s’étaient tendus pour glisser la clé passe-partout dans sa poche. C’était un trésor inestimable pour un homme de son « métier ». Toutes les chambres étaient désormais à sa portée. Un festin, oui, mais un festin qui allait bientôt prendre une tournure inattendue, car Milo n’était jamais venu au Motel 666 un 6 juin.
 
Dehors, le vent hurlait comme un loup affamé, s’engouffrant par les fentes des fenêtres mal calfeutrées, faisant frissonner les rideaux et les âmes. La pluie, d’abord un simple martèlement, se transforma en un déluge apocalyptique, ruisselant sur les vitres, s’écoulant des gouttières débordantes et créant de petites rivières sur l’asphalte du parking. Le motel tout entier gémissait sous l’assaut des éléments, chaque craquement de bois, chaque cliquetis de métal ajoutant à la symphonie chaotique de la nuit. L’air se chargea d’électricité, chaque éclair illuminant fugitivement les couloirs sombres du Motel 666, révélant des ombres dansantes et des recoins oubliés. C’était un signal, oui, mais aussi une couverture parfaite. Le vacarme extérieur étouffait le moindre bruit à l’intérieur, offrant à Milo l’anonymat qu’il recherchait. Ses pas sur le tapis usé étaient à peine audibles. Il avançait, le cœur battant la chamade, mais une excitation froide remplaçait la peur. C’était sa nuit.
 
Il commença par la Chambre Victorienne de Monsieur Garnier. En ouvrant la porte, il fut accueilli par une odeur de vieux bois et de poussière. La pièce était remplie de meubles lourds, de dentelle et de portraits d’ancêtres aux yeux perçants. Des rideaux de velours épais, tirés sur les fenêtres, semblaient n’avoir pas vu la lumière du jour depuis des décennies. Un lustre en cristal, terni par le temps, pendait du plafond, projetant des ombres étranges sur les murs. Sur une commode sculptée, une horloge à pendule était arrêtée à une heure indéfinie, ses aiguilles figées. Monsieur Garnier ronflait bruyamment dans un lit à baldaquin, son chapeau haut de forme posé sur sa table de nuit. Son visage, même dans le sommeil, portait les traces d’une vie de décisions importantes et de soucis dissimulés. Une fine sueur perlait sur son front dégarni, et ses mains serraient inconsciemment le drap. Le ronflement, profond et régulier, semblait vouloir masquer une agitation intérieure. Il était clair que Monsieur Garnier n’était pas un simple touriste égaré ; il portait le poids d’un monde bien plus complexe que les murs de cette chambre victorienne ne le laissaient paraître. Milo sourit. Un homme qui dort avec son chapeau haut de forme à portée de main est un homme qui a des choses à cacher. Il trouva un portefeuille bien garni dans la poche intérieure du veston posé sur une chaise. Juste quelques billets. Pas trop.
 
Ensuite, la Chambre des Rêves Évanouis de Madame Fontaine. La pièce était d’un blanc immaculé, avec un lit en fer forgé et des rideaux transparents. Des papillons de nuit séchés étaient épinglés sur un tableau, et une vieille boîte à musique jouait une mélodie triste. Sur la table de chevet, à côté d’un flacon de sels et d’un mouchoir froissé, se trouvait un journal intime ouvert, ses pages remplies d’une écriture fine et serrée, comme des pensées jamais tout à fait exprimées. Madame Fontaine, recroquevillée sous une fine couverture, semblait flotter dans un sommeil agité. Son visage trahissait une profonde lassitude, des années de soucis gravées autour de ses yeux clos. Ses pleurs, doux et réguliers, étaient ceux d’une âme épuisée par des fardeaux invisibles, des rêves brisés dont la chambre portait le nom. Milo la regarda, une empathie inattendue le saisissant. Il n’était pas là pour ajouter à sa peine. Madame Fontaine pleurait doucement dans son sommeil. Milo hésita. Voler une femme qui pleure ? Non. Il laissa un petit billet de vingt dollars sur sa table de nuit, un geste absurde, mais nécessaire pour son âme.
 
Le couple Marchand, dans la Suite Tropicale, était un cas particulier. La chambre était une explosion de couleurs vives, de plantes exotiques en plastique et d’une cascade miniature qui gargouillait dans un coin. Le lit était un hamac géant. Les murs étaient tapissés de motifs de palmiers et de fleurs d’hibiscus, des perroquets en plastique aux couleurs criardes étaient perchés sur des branches factices. L’air était lourd, saturé d’une humidité artificielle et d’une odeur sucrée d’encens bon marché. Monsieur Marchand, un homme corpulent portait un short à motifs hawaïens et un débardeur blanc, tandis que Madame Marchand, plus menue, était vêtue d’une robe de plage fleurie. Tous deux avaient des lunettes de soleil posées sur le nez, même dans leur sommeil profond, et leurs visages, rougis par le soleil, affichaient une béatitude presque comique. Leurs ronflements synchronisés, accompagnés du doux murmure de la cascade, créaient une ambiance surréaliste. Ils semblaient avoir abandonné toute notion de réalité, plongés dans un rêve tropical dont ils ne voulaient pas se réveiller. Les Marchand ronflaient en duo, chacun un chapeau de paille sur la tête. Milo trouva leurs portefeuilles remplis de devises étrangères dans un sac de plage. Il prit juste assez pour un café et un beigne.
 
Puis vint le tour des chambres 6 et 7 attribuées aux messieurs de l’entreprise Global Connect, la «  Salle de Conférence » et le « Bureau de Direction ». Ces chambres étaient différentes. Elles ne semblaient pas prisonnières du passé de la même manière que les autres. Elles étaient… neutres. Froides. Et il y avait un silence étrange qui émanait d’elles, un silence lourd, oppressant. La Salle de Conférence, la chambre 6, était d’une simplicité clinique. Des murs gris clair, un éclairage au néon blême, et une grande table rectangulaire noire entourée de chaises empilables en plastique dur. Il n’y avait aucune décoration, aucun objet personnel, juste une fonctionnalité qui criait l’anonymat. Le Bureau de Direction, la chambre 7, était à peine plus chaleureux, avec un bureau métallique et un fauteuil de bureau en similicuir usé. Une seule lampe de bureau projetait un cercle de lumière sur un bloc-notes vierge. Ces chambres n’étaient pas immobilisées dans un passé charmant ou excentrique  ; elles étaient figées dans une intemporalité stérile, une absence de vie qui contrastait violemment avec les thèmes des autres chambres. Leur silence n’était pas celui du repos.
 

 
Milo ouvrit la porte de la Chambre 6, la Salle de Conférence. L’air était lourd, malgré l’orage qui grondait dehors. Un frisson parcourut sa nuque, et ses sens s’aiguisèrent. Son regard vif balaya la pièce, cherchant l’anomalie. Les murs étaient dénués de toute décoration, à l’exception d’un grand tableau blanc effacé à moitié, laissant des traces fantomatiques d’équations incompréhensibles. Une table rectangulaire massive occupait le centre, entourée de chaises en plastique empilées de manière désordonnée, comme si une réunion agitée venait de se terminer. Le sol en carrelages réverbérait le silence. C’est alors que le regard de Milo se glissa vers le coin le plus sombre de la pièce. Au milieu de cette désolation, une jeune femme, recroquevillée comme une feuille morte, semblait encore plus fragile. Ses yeux, d’un bleu délavé par la peur, étaient écarquillés, fixant un point invisible au-delà des murs. Elle était attachée à une chaise par des liens, ses poignets rougis par l’effort. Sa bouche bâillonnée ne pouvait émettre aucun son, seulement des gémissements étouffés qui résonnaient dans le cœur de Milo. L’horreur le saisit, une nausée montante. La réalité le frappa de plein fouet, plus dure que n’importe quel coup de poing, plus glacé que l’air ambiant. Son code éthique, habituellement si clair, venait de se fissurer, laissant place à une anxiété croissante. Une onde de choc traversa Milo, balayant son assurance.
 
Cette découverte inattendue, brutale, venait de redéfinir les règles de son jeu, d’une manière qu’il n’aurait jamais pu anticiper. Il n’était plus un simple pickpocket, un chapardeur de l’excès. Il était tombé sur quelque chose de bien plus sombre, une abomination qui le dépassait, mais qu’il ne pouvait ignorer. La vision de cette jeune femme, si vulnérable, si terrifiée, lui serra le ventre. Ses mains, habituellement si agiles pour dérober, tremblaient à présent d’une urgence nouvelle alors qu’il se précipitait vers elle, ses doigts s’affairant maladroitement à dénouer les cordes qui la liaient. Elle le regarda, ses yeux passant de la terreur à une lueur hésitante d’espoir, une étincelle fragile dans l’obscurité de son désespoir.
 
« Chut, » murmura-t-il, « je suis là pour vous aider. »
 
Ils se dirigèrent ensemble vers la porte de la Chambre 7, le Bureau de Direction. L’air y était tout aussi confiné et lourd que dans la chambre voisine, imprégné d’une odeur métallique. Le mobilier était identique. Et là, comme un écho flegmatique de la scène précédente, une autre jeune femme était ligotée à une chaise, les yeux grands ouverts et remplis d’une terreur silencieuse. Son corps frissonnait perceptiblement, et le bâillon sur sa bouche ne laissait échapper que des sons inarticulés, des supplications muettes. Milo comprit alors l’ampleur du cauchemar  : ce n’était pas un incident isolé, mais un réseau. Un trafic. Un trafic de jeunes femmes, opéré en plein cœur du Motel 666, sous le nez de tous.
 
L’Opération Libération
 
Milo se transforma en héros improvisé, son code éthique de «  ne pas nuire  » s’étant soudainement transformé en un impératif moral absolu. Son cœur battait la chamade contre ses côtes, un tambour frénétique d’adrénaline et de fureur contenue, mais une détermination inébranlable s’était emparée de lui, remplaçant toute trace de peur. Un mélange d’adrénaline et d’indignation brûlante. Il n’était plus question de quelques billets volés, mais de vies humaines. Il libéra la deuxième jeune femme avec une rapidité surprenante, ses doigts agiles dénouant les liens avec une efficacité nouvelle. Elles étaient toutes deux terrifiées, leurs corps secoués de tremblements incontrôlables, mais dans leurs yeux, à travers les larmes de soulagement qui commençaient à percer, Milo vit une gratitude muette, une étincelle d’espoir renaissante.
 
« Qui sont ces hommes ? » demanda Milo à voix basse, sa voix rauque d’émotion et de l’urgence de la situation. La première jeune femme, celle aux yeux d’un bleu profond qui semblaient avoir vu trop d’horreurs, réussit à articuler, sa voix n’étant qu’un murmure à peine audible, brisé par la peur et l’épuisement : « Des… des hommes. Ils nous retiennent. Pour… pour nous vendre. » Chaque mot était une lutte, une confession déchirante qui glaça le sang de Milo. La vérité, crue et brutale, venait de se révéler.
 
La deuxième jeune femme, plus jeune encore, tremblait de tout son corps, ses dents claquant légèrement. Ses yeux, d’abord fixés sur Milo avec une méfiance animale, s’emplirent d’une angoisse renouvelée alors qu’elle chuchotait, à peine audible au-dessus du vent hurlant : « Ils… ils sont partis. Ils ont dit qu’ils reviendraient à l’aube. » Ses mots étaient entrecoupés de sanglots étouffés, et elle serrait les bras autour d’elle-même, comme pour se protéger d’une menace invisible mais imminente. L’aube. C’était le mot qui résonnait le plus fort, le compte à rebours d’une nouvelle horreur si Milo ne parvenait pas à agir.
 
L’aube. Milo réfléchit. Chaque seconde comptait, le tic-tac imaginaire d’une bombe à retardement résonnant dans ses oreilles. La clé passe-partout d’Armelle, qu’il tenait encore fermement, était son seul atout, sa seule chance. Il avait l’avantage de la surprise, une carte maîtresse dans ce jeu macabre. Mais il était seul, face à des ombres sans visage, des trafiquants sans scrupules, probablement armés, tapis quelque part dans la nuit. La disproportion des forces était écrasante, le risque, immense. Pourtant, l’image des deux jeunes femmes terrifiées, leur espoir fragile, balaya toute hésitation. Il ne pouvait pas les laisser là. Il ne pouvait pas se contenter d’être un simple témoin. Il devait agir. Mais comment ?
 
Une idée, aussi farfelue que le motel lui-même, lui traversa l’esprit. Une étincelle de folie. Les chambres étaient figées dans le temps, n’est-ce pas ? Et si cette particularité pouvait être détournée, utilisée à son avantage ? Et si le chaos, l’absurdité même de ce lieu, pouvait devenir leur arme ?
 
« Écoutez-moi bien, » dit Milo aux deux jeunes femmes, sa voix ferme malgré l’adrénaline qui le pompait. « Nous allons faire du bruit. Beaucoup de bruit. Un vacarme tel que personne ne pourra l’ignorer. »
 
Il se dirigea vers la Capsule Spatiale. Avec une audace inouïe, il augmenta le volume du magnétophone à fond, poussant les enceintes à leurs limites. La musique cosmique résonna dans les couloirs, un bourdonnement étrange et omniprésent qui se mêlait au grondement de l’orage. Puis, il courut vers la Suite Tropicale. Sans hésiter, il activa la cascade miniature à son maximum, l’eau éclaboussant partout, inondant le sol de la chambre. Il ouvrit les fenêtres en grand, laissant la pluie s’engouffrer, transformant la pièce en une jungle humide et bruyante.
 
Ensuite, il eut une idée encore plus audacieuse, une étincelle de génie née de la panique et de l’urgence. Il se souvint d’un vieux panneau de contrôle dans la laverie, qu’Armelle utilisait pour régler la température de l’eau des douches. Son regard fut attiré par un bouton rouge vif, marqué d’un symbole d’incendie. Un bouton de test, sans doute, pour l’alarme incendie. Mais il était 4 h 44 du matin. Qui, au milieu de cet orage apocalyptique, allait vérifier si c’était un vrai incendie ou un simple dysfonctionnement ?
 
Il appuya. La sirène d’incendie du Motel 666 retentit, stridente, perçant la nuit et le vacarme de l’orage avec une intensité insoutenable. Les lumières du motel clignotèrent frénétiquement, transformant les couloirs en une discothèque infernale. C’était le chaos absolu.
 
Les portes des autres chambres s’ouvrirent en claquant. Monsieur Garnier, avec son chapeau haut de forme et son pyjama, sortit en grognant, l’air furieux d’avoir été tiré de son sommeil. Madame Fontaine, les yeux encore rouges de larmes, regarda autour d’elle avec effroi, son visage pâle reflétant la panique générale. Les Marchand, en hamac, tombèrent du leur avec un bruit sourd et sortirent en titubant, leurs chapeaux de paille trempés et leurs expressions de rêverie délicieuse remplacées par une confusion totale.
 
C’était la diversion parfaite.
 
« Suivez-moi ! » cria Milo aux deux jeunes femmes, sa voix à peine audible au-dessus du vacarme. Il les entraîna vers la sortie de secours la plus proche, celle qui menait directement à l’arrière du motel, loin du parking principal. Les trafiquants, s’ils étaient là, seraient inévitablement désorientés par l’alarme assourdissante, les lumières clignotantes et le vacarme général.
 
Ils coururent sous la pluie battante, la boue giclant sous leurs pieds. Les jeunes femmes, libérées de leurs liens et poussées par une force insoupçonnée, coururent avec une énergie nouvelle, l’espoir de la liberté les portant. Milo les guida à travers un petit sentier derrière le motel, un chemin à peine visible qui menait à une route secondaire, loin de l’agitation du 666.
 
« Allez-y ! » leur dit-il, les poussant doucement, le cœur serré mais rempli d’une satisfaction profonde. « Partez loin d’ici. Ne vous retournez pas. »
 
Elles le remercièrent du regard, des larmes de gratitude se mêlant à la pluie sur leurs joues, des larmes qui n’étaient plus de désespoir mais d’un soulagement. Puis elles disparurent dans l’obscurité, absorbées par la nuit et la promesse d’une nouvelle vie.
 
Milo, le cœur léger mais l’esprit encore en alerte, retourna au motel. Il devait s’assurer que les trafiquants ne les poursuivent pas. Il désactiva l’alarme et la cascade, mais la musique cosmique continuait de résonner de la Capsule Spatiale, comme un écho lointain de la folie de la nuit. Il récupéra la clé d’Armelle et la remit à sa place, comme si de rien n’était, le silence relatif du motel semblant encore plus assourdissant à présent.
 
Le Matin Silencieux
 
À 8 h 88 du matin, le soleil perça les nuages, révélant un monde lavé par la pluie. L’air, purifié par l’orage nocturne, était frais et vif, mais une tension palpable flottait encore au-dessus du Motel 666. Les flaques d’eau sur l’asphalte scintillaient sous les premiers rayons, reflétant le néon de l’enseigne. Les occupants des chambres, comme des marionnettes tirées par des fils invisibles, sortirent en même temps, un rituel matinal qui, cette fois, était empreint d’une étrange solennité. L’ambiance était différente, chargée d’un non-dit pesant. Personne ne se regarda, leurs yeux évitant toute rencontre, comme s’ils craignaient de voir dans le regard de l’autre le reflet de ce qu’ils avaient vécu ou, pire, de ce qu’ils avaient manqué. Personne n’eut envie de faire remarquer que leur départ se produisait au même instant ; l’idée même d’un pur hasard semblait désormais dénuée de sens, teintée d’une ironie.
 
Monsieur Garnier, son chapeau haut de forme toujours de travers, avait l’air plus défaillant que jamais, ses traits tirés par une nuit sans repos, hanté par des cauchemars qu’il ne pouvait nommer. Madame Fontaine, les yeux secs, semblait avoir trouvé une certaine paix, une résignation tranquille après avoir vidé son sac d’émotions. Les Marchand, leurs chapeaux de paille trempés, avaient une expression de perplexité amusée, comme s’ils venaient de se réveiller d’un rêve étrange dont ils ne se souvenaient que des bribes. Et Milo, dans sa Capsule Spatiale, avait l’air épuisé, les cernes sous ses yeux trahissant son manque de sommeil, mais une lueur de satisfaction brillait dans ses yeux, celle d’un homme qui avait fait ce qu’il fallait. Quant aux chambres 6 et 7, elles étaient vides, les lits faits. Aucun signe des jeunes femmes, ni des trafiquants de l’entreprise Global Connect. Le Motel 666 avait absorbé leur drame, comme il absorbait tout le reste, ne laissant derrière lui qu’un silence troublant et une absence palpable.
 
Les clients prirent place dans leurs voitures, dans une atmosphère de quiétude étouffante. Au moment de partir, chacun s’est retourné vers l’enseigne lumineuse comme par réflexe. Le néon rouge clignotait toujours, mais en regardant attentivement, le nom véritable de l’établissement est apparu en anglais : The Siren’s Call Inn.
 
Et pour la première fois, je compris. Les chambres figées dans le temps. Les coïncidences. L’orage. Les visites nocturnes. Tout était un leurre. Un piège subtil. Pour qui ? Pour quoi ? Je ne le savais pas encore avec certitude, mais la vérité commençait à se dessiner. Milo, le pickpocket devenu libérateur, avait brisé le cycle. Pour cette nuit, du moins. Et moi, Minerva, la gardienne des clés, je savais que ma fonction n’était pas si simple que ça. Elle était bien plus complexe. Et bien plus dangereuse. Car si ce motel était un leurre, alors qui tirait les ficelles ? Et combien d’autres âmes innocentes avaient déjà été prises dans ses filets, avant que Milo n’y mette les pieds ? Le Motel 666 n’était pas juste un lieu, c’était un organisme vivant, un prédateur silencieux qui attendait patiemment sa prochaine proie. Et j’étais au cœur de sa toile, une gardienne involontaire de ses sombres secrets, condamnée à observer, à attendre, et à me demander qui serait le prochain à franchir le seuil de ce lieu. La nuit venait de se terminer, mais pour moi, le véritable cauchemar ne faisait que commencer, car le 6 juin reviendrait, et avec lui, de nouvelles «  coïncidences  ».
 
Et je serais là, derrière mon comptoir, à distribuer les clés. À attendre. À me demander si, un jour, quelqu’un d’autre que Milo aurait le courage de briser la toile. Ou si, cette fois, le motel aurait préparé un piège dont personne ne pourrait s’échapper. Le néon rouge clignota de nouveau, comme un œil maléfique qui me fixait, me rappelant que ma liberté n’était qu’une illusion, et que le Motel 666, lui, n’oubliait jamais.

MARIE CAROLE THOMAS.

Texte publié dans le No 44. Motel 666