Marie Derley. Par ailleurs

Émilie Bernard. Planche de montagnes IX. 2023

(Émilie Bernard. Planche de montagnes IX. 2023)

Je suis le fruit d’une distance irréversible, d’un aller-simple pas si simple. À la croisée des chemins j’ai changé de trajectoire. La voie que j’ai prise dans un sens, jamais je ne la reprendrai dans l’autre sens : je suis parti pour ne jamais revenir. 
 
mouchoir des adieux 
une fleur de tamarin 
atterrit sur le sol 
 
À l’arrivée, mon livre n’était pas totalement écrit ; il n’était pas non plus totalement vierge. J’ai ajouté des nouvelles pages, j’en ai conservé certaines tandis que d’autres sont des palimpsestes où le texte nouveau a remplacé les mots anciens. 
 
J’ai changé de lieu pour changer de vie. Un passage dont je ne connaissais pas les implications, bonnes ou mauvaises, pour un lieu où je ne connaissais personne. Mes espoirs ont fait place à une réalité qui fut parfois moins belle que l’espoir, parfois plus belle. 
 
au coupe-papier 
les pages du livre neuf – 
tout recommencer 
 
Je suis celui d’une langue apprise, trahi par les subjonctifs et par un accent qui plombe mon aplomb au téléphone. Je suis celui d’une autre apparence ; mon visage garde la trace du voyage initial et révèle une altérité qui n’est plus vraiment exacte. 
 
J’ai demandé la nationalité. L’écoulement du temps et une signature : je l’ai obtenue. Ce pays m’a donné une patrie. Diplômé, j’ai postulé sans succès dans des dizaines de boites. Le destin a voulu que je réussisse l’examen d’entrée d’une administration étatique et me donne la chance de montrer ma reconnaissance à cet État. 
 
Je ne suis pas de passage, je ne l’ai jamais été. Je suis de cet endroit. Je dis parfois en riant que même mon corps est devenu belge ; je ne supporte plus les fortes chaleurs. Mais parfois, je me demande : et si un jour on me chassait d’ici ? Pourquoi cette idée ? Parce que, aux yeux des autres, je n’y serais pas vraiment chez moi ? À partir de quand le serai-je ? 
 
J’ai vécu plus longtemps ici que les jeunes adultes qui y sont nés. Moi ce pays, je l’ai voulu alors que d’autres n’ont fait qu’y naitre par hasard, et ne font qu’y vivre par habitude. Mon sang de là-bas s’est mêlé au sang d’ici : notre fille est une belle personne. J’ai passé moins de temps dans mon pays de naissance que dans mon pays de vie, où j’ai obtenu un diplôme universitaire, travaillé comme fonctionnaire, acheté une maison. J’ai même été désigné président d’un bureau de vote, moi qui n’ai jamais voté dans mon pays d’origine où les élections ne sont que des farces sinistres. 
 
agenda neuf 
dans la nouvelle maison 
planter des pommiers 
 
Je ne suis pas 50-50. Je suis 100 %. Je suis 100 % des deux cultures, qui ne sont pas si différentes que l’on croit. J’ai taillé ma pierre selon mes aspirations mais il y reste une fissure existentielle, mais peut-être que cette fissure existe pareillement en chacun de nous. Mes amis de jadis et ma famille, celle dont je suis issu, sont ailleurs. D’où cette sensation d’être isolé, malgré les appels en visio, malgré ma fille et sa petite famille qui vivent ici, malgré ma compagne de vie. 
 
Je me demande rarement quel aurait été mon destin si je n’en avais pas modifié l’aiguillage ; quelle aurait été l’autre vie, celle que j’ai fuie. La nostalgie est une délectation surette qui fait revivre les amitiés des temps passés, mais le pays que j’ai quitté n’existe plus. La ville côtière prospère et débonnaire dont je me souviens est évanouie, brisée, et beaucoup de ceux que j’y connaissais sont morts ou éparpillés aux quatre coins de la Terre. 
 
Les racines poussent là où on est, même quand elles ne se voient pas. Je suis la graine de frêne dont les ailettes étaient des hélices d’avion. Ma graine s’est plantée dans la terre de ce pays, terre de ma germination, et c’est dans cette terre que, le jour venu, je serai enterré.

marie derley

Texte publié dans le No 40. Déraciner/Enraciner

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