Pour SPT.
j’avais rendez-vous avec un ami
dans un coin calme du vieux triangle
pour manger à la table des poètes anglais
sans me connaître il m’attendait
pour m’offrir un bouquet
quarante-trois petites fleurs
qu’il avait cueillies lui-même, la moitié
dans un parc devant l’hôtel de ville, l’autre
en chemin vers le restaurant
tous deux assis à la table
des poètes, il m’a raconté l’histoire
la légende des petites fleurs blanches
qu’il s’apprêtait à m’offrir
une plante de mémoire
conjurant la bêtise, ses racines
comme un antidote à l’oubli
Hermès les aurait offertes à Ulysse, dont Circé
avait changé l’équipage en porcherie
la légende n’était pas moins étonnante que l’offrande
quarante-trois fleurs fraîchement cueillies
tandis qu’avril traînait encore
sa froque hostile et crispée
le long des trottoirs
sans le savoir j’attendais
depuis longtemps déjà
cet exact bouquet
un perce-neige pour affranchir le sens
un autre pour affranchir le son
un perce-neige pour apprendre à naître
et un pour la vie de tous les jours
un perce-neige pour la magie pure
un perce-neige pour l’amitié
un perce-neige pour l’Acadie
un perce-neige pour la table des poètes francophones
deux perce-neiges pour la révolte : un pour la terre
et l’autre pour son cri
un perce-neige pour la réconciliation
un perce-neige pour les amours plurielles
un perce-neige pour sauver la beauté du monde
un perce-neige pour ouvrir les yeux
et un pour ouvrir le langage
un perce-neige pour les plus hautes marées
un perce-neige pour l’urgence de se dire
un pour les sages
un pour les fous
un pour faire la différence
un perce-neige pour appeler le soleil
et un autre pour appeler la pluie
un perce-neige pour prédire le temps qu’il fera
un perce-neige pour le temps
un perce-neige pour l’absence
un perce-neige pour la solitude
un perce-neige pour l’ennui
un perce-neige pour apprécier les choses inutiles
un perce-neige pour réparer ce que l’on brise
un autre pour se consoler de la perte
un perce-neige pour savoir se recoller
un perce-neige pour faire un pas de côté
un autre pour faire de la place
un perce-neige pour l’altérité
un perce-neige pour apprendre à tomber
un perce-neige pour la résilience
un perce-neige pour se lever tous les matins
un perce-neige pour le feu
et un pour la joie
un perce-neige pour la mémoire
un perce-neige pour les questions millénaires
un perce-neige pour les abeilles
un perce-neige pour l’espoir
quarante-trois perce-neiges
pour que les printemps à venir ne tardent jamais
à crever la sclérose des plus rudes hivers
après avoir réglé l’addition et quitté la table
sur le pas de la porte du vieux triangle, cet ami
qui me connaissait peut-être mieux que moi-même
a sorti de sa poche un sac en papier brun
quarante-trois
bulbes
à planter
Émilie Turmel
publié dans le numéro 34. Jardins divers
Image : Marika Drolet Ferguson VM01 à 10, numérisation d’une pellicule 35mm couleur, 2014