1. Quand

photo : Jérôme-Luc Paulin, spectacle Solitudes à Caraquet

SERGE PATRICE
J’ai pitié des gens qui portent des masques parce qu’ils ont peur d’être seuls.
Moi, j’aime ça être seul
quand je ferme la gueule de ma télévision intelligente,
quand je remonte les stores du salon pour voir se chicaner les chars au feu rouge du quatre-coins,
quand je ne reçois pas de pourriels à la pelletée,
quand j’ai trop tardé à aller chez le barbier,
quand le facteur ne trouve pas la sonnette de la porte,
quand la sonnette décide de ne pas sonner parce qu’elle n’aime pas la face des deux Mormons

GABRIEL
Je suis seul
Quand la honte prend
Quand la peur s’ancre
Quand la peine déchire
Quand l’extase s’éveille

Quand je pointe les doigts en l’air pour dire merci
Quand je danse une bonne nouvelle dans mon salon
Quand je crie pour tout et pour rien
Quand je chante dans mon char
Quand on n’entend que mon rire dans une salle de spectacle

MARIE-ANDRÉE
Je suis seule
Quand j’écoute des émissions sur les galaxies et l’univers
Quand c’est long avant que tu fasses signe
Quand je me réveille et que t’es déjà parti

JEAN
Quand je suis seul
Enfin libre
Quand je ne suis pas seul
Enfin choisi par les oiseaux
Un humain ou la mer
Je t’écoute
On avale des étoiles
Le ciel devient un lit
Dans lequel on remue
Avec les autres

GABRIEL
Je suis seul
Quand je te laisse un message
Quand je t’écris une lettre que tu ne liras jamais
Quand je t’aime en secret
Quand adolescent je frenche mon oreiller pour me pratiquer avant de rencontrer ta langue en vrai
Quand j’invente une histoire pour que ta machine à écrire dont tu ne te sers plus en ait une à raconter

Quand j’ouvre la fenêtre du sous-sol dans ma chambre d’adolescent pour sortir sans que tu le saches

SERGE PATRICE
J’aime ça être seul
quand je vire arc-en-ciel granol parce que le cannabis sera légal dans pas long,
quand je suis tout seul avec 3000 autres tout-seuls à l’opéra dans une salle obscure,
quand je lis le tableau des valeurs nutritives sur une étiquette de tofu,
quand je mange du tofu,
quand j’oublie de passer l’aspirateur,
quand l’aspirateur est en panne,
quand je prétends que l’aspirateur est brisé,

MARIE-ANDRÉE
Je suis seule
Quand je joue au Solitaire
Quand je me fouille dans le nez
Quand la neige tombe avec du Tchaikovski

JEAN
Quand les autres et toi
Sont loin de moi
Quand il pleut fort
Quand le vent hurle
Quand l’hiver dure
Quand la forêt cogne
Le pouls devient filant
On se demande si demain
Si même tout à l’heure
Existera

SERGE PATRICE
J’aime ça être seul quand j’ai désactivé les données de localisation,
quand j’ai floché le partage de connexion,
quand je suis en mode Ne pas déranger,
quand personne ne parle dans l’autobus, quand l’avion décolle à l’heure,
quand les flocons de neige tombent penché,
quand je me cache comme un chien sous le perron d’en avant, à lécher ma blessure,
quand il est temps d’arracher les pages du mois d’avril et du mois de novembre dans le calendrier,
quand j’ai encore le réflexe de téléphoner à ma mère quatre ans après sa mort,
quand je m’abstiens de pleurer face à la détresse humaine,
quand j’aime ça de pas m’habiller en noir,

GABRIEL
Quand je tombe sans m’en rendre compte
Quand je me rends compte que je suis tombé
Quand je sens que je me relève
Quand j’oublie que tu dors
Quand j’ai pas les mots
Quand c’est juste beau dans ma tête

Trop souvent quand j’entends eux
Trop souvent quand j’entends nous

MARIE-ANDRÉE
Trop souvent quand les gens se taisent
Trop souvent quand les gens parlent trop

JEAN
Quand sonne le glas
Quand ferme la porte
Quand éclate la vitre
Quand grogne la terre
Quand chante le dernier oiseau
Là-bas là-bas

GABRIEL
Je suis seul
Quand je ferme les yeux
Quand je joue une toune que personne ne connait
Quand je t’embrasse de loin
Quand je ne peux pas être là
Quand l’impossible gagne

MARIE-ANDRÉE
Quand on me coupe la parole
Quand le bébé arrête pas de pleurer
Quand je pense à quelque chose de drôle mais que je peux pas l’expliquer parce que personne d’autre que toi comprendrait

GABRIEL
Quand il aurait fallu que tu sois là pour comprendre
Quand tu t’en crisses
Quand ça t’importe peu
Quand je mange en secret

Quand je te trouve jolie sans te le dire
Quand je te regarde sans que tu t’en aperçoives
Quand je lève les yeux en l’air
Quand j’essaie de percevoir l’horizon
Quand la vague me prend par derrière

MARIE-ANDRÉE
Quand je mets les pieds dans un centre d’achats
Quand je ne comprends pas la langue que je suis supposée parler

SERGE PATRICE
J’aime ça être seul
quand la montagne s’avance vers moi au beau milieu de mon ile,
quand je viens de renoncer aux séductions de Satan,
quand je déconne pour moi tout seul en public,
quand je fais des grimaces dans le drôle de faux miroir au-dessus du guichet automatique,
quand j’ai les culottes baissées dans la cabine d’essayage,
quand je couds un bouton à quatre trous sans qu’on me regarde,
quand j’angoisse devant une horloge arrêtée,
quand je tremble de peur devant le douanier,
j’aime ça être seul quand je suis entouré
d’une belle gang de tout-seuls.

Jean Désy
Marie-Andrée Gill
Gabriel Robichaud
Serge Patrice Thibodeau

textes publiés dans le No 20, Solitudes

Aller au contenu principal