Lorsque j’ai accepté de participer à ce projet de spectacle collectif, c’était un peu un acte de foi. Je ne connaissais aucun des autres poètes participants. J’ignorais tout de leurs œuvres, de leurs opinions politiques ou sociales. Ce que je savais, c’était que nous avions tous accepté de réaliser un spectacle engagé sur la thématique des pipelines.
Mon implication militante à ce niveau était, je l’avoue, relativement restreinte. La cause me tenait à cœur, bien sûr. Elle était aussi présente dans ma poésie, mais rarement à l’avant-plan. En fait, mon engagement social se bornait jusque-là à quelques manifestations tenues à Québec, de même qu’à mon implication dans le comité de rédaction de la Déclaration de la Maison-Longue Akiawenrahk face aux pipelines de TransCanada et Enbridge au Québec et en Ontario1. Ce projet de spectacle était donc une occasion pour moi de m’impliquer davantage dans une cause supranationale commune à toute l’espèce. Parce que nous sommes tous dans le même bateau, même ceux qui percent la cale pour passer la tubulure.
Pour prendre de l’avance, Hélène Matte nous avait demandé d’envoyer des suggestions de titres pour le spectacle. Rapidement le choix s’est arrêté sur Fuites – les pipelines se couchent à l’Est. Ce titre m’avait frappé. Bien sûr, il exprimait clairement notre prise de position, la volonté que les pipelines soient arrêtés par les provinces de l’Est ou avant de s’y rendre. Mais en tant que Wendat, le titre évoquait aussi la mythologie2 et les questions morales en lien avec les pipelines : l’inversion complète de nos repères par l’industrie pétrolière. En effet, la tradition wendat associe l’Ouest au pays des Morts, notre destination commune, mais aussi le lieu de résidence de Tawihskaron’, le jumeau-créateur du Chaos. Que voulait-donc dire la notion de « se coucher à l’Est » ? Je tenais là un filon à explorer. Je devais aborder les réflexions morales et spirituelles en puisant dans la mythologie ancienne du continent, celle de mon peuple.
Cela s’est concrétisé dans mon esprit lors de notre première rencontre, qui fut particulièrement stimulante. Nous avons passé pas mal de temps à discuter de nos points de vue respectifs, à échanger de l’information par rapport à Énergie Est, sur ce que ça voulait dire pour nous. Assez tôt, on s’est rendu compte que le spectacle devait aborder non seulement le caractère environnemental des enjeux, mais aussi la réalité des travailleurs de l’Est qui, faute de meilleures opportunités, s’exilent pour participer à la ruée vers l’or bitumineux. Le poème « pourquoi tu pleures » de Jonathan Roy illustre magnifiquement bien cet aspect. Je l’ai traité de façon un peu plus caricaturale dans mon poème « Hé Cowboy ! », en jouant au promoteur de l’industrie. Ceux qui connaissent mon œuvre savent à quel point j’aime « jouer au méchant » et m’attaquer aux figures d’autorité en performance.
Évidemment, j’ai amené à la discussion quelques enjeux propres à ma nation. Au-delà d’Énergie Est, il y a la question des ossuaires wendat qui sont mis en danger par les pipelines d’Enbridge en Ontario. Le sud de la province regorge d’anciens ossuaires wendat, et il est de la responsabilité de la descendance de les protéger. Mais voilà, comment défendre ces ossuaires face à des Géants qui semblent avoir des moyens infinis ?
Nos discussions m’ont aussi mené à prendre en compte la substance même. Le bitume n’est pas seulement un produit provoquant la mort des écosystèmes en cas de déversement, c’est aussi le résultat de la mort, littéralement des amibes décomposées. Cela apporte une couche de plus au cauchemar : non seulement le monstre du pays des Morts voulait « tasse[r] les Anciens pour passer le tube à poison3 », mais son objectif était de nous vendre du jus de mort dont nous sommes devenus dépendants : « coule les os innominés pétris en mélasse pour junkies4 ».
En relisant le texte « Hé Cowboy ! », je me rends compte à quel point j’ai été contaminé par mes collègues. Si je ne suis pas insensible à la situation prolétarienne – loin de là –, ce n’est pas un angle que j’aurais choisi d’aborder si j’avais été seul. Cette influence vient certainement de mes collègues acadiens. Au niveau du rythme, de l’aspect performatif et un peu cinglant, on peut y voir l’influence d’Hélène Matte. Je crois que c’était une consigne implicite que nous nous étions donnés : rester perméables pour créer quelque chose que nous n’aurions pas fait seuls. C’est là l’intérêt principal de travailler en collectif.
Mon poème « Adresse au Mangeur de Mondes » est plus personnel. On y retrouve les principaux éléments de mon champs conceptuel personnel, influencé tant par la mythologie wendat (les strendu, ces géants de pierres cannibales ; Petite Tortue, gardienne du Ciel et du Tonnerre ; les serpents de feux, etc.) que par le paradigme critique postcolonial avec lequel j’aborde notre condition humaine (on peut blâmer mes études en sciences sociales). J’y reprends mon concept de « Mangeur de Mondes », que je recycle depuis une décennie5. Je le trouve toujours aussi pertinent pour illustrer l’idéologie matérialiste et le système capitaliste sauvage qui réduit l’entièreté de notre existence humaine à l’état de producteur/consommateur/accumulateur.
D’ailleurs, l’industrie pétrolière n’est-elle pas l’avatar par excellence du Mangeur de Mondes ? Sa concentration de capital lui permet « [d’acheter] tout ce qu’il ne peut taire ». Son objectif est de faire toujours plus « au nom de la Folie Intérieure Brute ». Sans morale et sans éthique, elle est un « Strendu au cœur d’argile » qui nous mène au dernier âge de notre monde : « l’Anthropornoscène6 ». Au bord de l’abime, on peut se demander si nous n’aurions pas mieux fait de demeurer amibe.
1 Maison-Longue Akiawenrahk/Conseil traditionnel de Wendake. Déclaration de la Maison-Longue Akiawenrahk face aux pipelines de TransCanada et Enbridge au Québec et en Ontario. Wendake, 5 janvier 2015.
2 Pour mieux comprendre les références à la mythologie wendat dans mes poèmes, vous pouvez consulter La femme venue du Ciel : mythe wendat de la Création (Louis-Karl Picard-Sioui, Wendake, Éditions Hannenonak, 2016).
3 « Hé Cowboy ! », Louis-Karl Picard-Sioui, 2017.
4 « Hé Cowboy ! », Louis-Karl Picard-Sioui, 2017.
5 Mon œuvre visuelle Le Mangeur de mondes (2007) se retrouve sur la couverture de mon recueil De la paix en jachère (Louis-Karl Picard-Sioui, Éditions Hannenorak, 2012). J’ai aussi réalisé une pièce théâtrale portant le même nom, présentée au Musée de la civilisation du Québec le 8 novembre 2007 (Productions Papu Uass/Anthropologie et société).
6 « Adresse au Mangeur de Mondes », Louis-Karl Picard-Sioui, 2017.
Poésie : Hey Cowboy ! ; Adresse au Mangeur de Mondes
Texte publié dans le No 16. Déversements.