(Émilie Bernard. Planche de montagne VIII. 2023)
oignons piments doux céleri ail riz huile farine bouillon cuisses de poulet cajun andouille dans la section italian sausage et bratwurst self checkout retourner chez moi conduire dans la neige arriver stomper mes bottes avant d’entrer déposer les sacs sur la table de la cuisine sauver les groceries dans la glacière ou sur le comptoir mettre la chaudière aluminium de ma grand-mère au feu moyen y verser huile et farine à parts égales brasser brasser brasser roux couleur café au lait couleur bayou Courtableau couleur chocolat ajouter légumes coupés en dés siffler brasser brasser mélanger cajun andouille verser bouillon assaisonner Slap Ya Mama brasser baisser feu couvrir marmotte je me plante dans le salon pour lire un livre emprunté sur mon divan acheté au Goodwill l’album Ballads de John Coltrane joue pour remplir le silence des flocons de neige temps gombo dehors et dedans peintures photos cartes postales éclaboussent les murs je grandis vers le plafond une fourmis-lierre je pousse et me multiplie vers la lune chauve et sauvage comme un brin d’herbe qui me touche les pieds pour me dire ne va pas alors je reste là planté dans l’hiver en Nouvelle-Angleterre comme un écrivain si tu marchais ici te pencherais-tu vers moi me prendrais-tu la main me déracinerais-tu une fois encore m’apporterais-tu back chez moi t’agenouillerais-tu dans la boue où je belong et au printemps même quand il ne neige pas il pleut la pluie ici n’est pas pareille, différente même, non pas comme la pluie dans ma Louisiane lointaine moins méchante plus fine ça mouille en Louisiane comme souhaits innombrables jetés dans une fontaine boueuse et abandonnée sauce trop épicée Acadie trempée ma vie se mesure en livres lus baux signées gombos préparés pour eux-autres qui n’avaient jamais goûté ça ma vie se mesure en c’est bon les mains sont ma partie préférée du corps humain l’extrémité la limite de mon corps elles écrivent et touchent et me donnent accès au monde elles caressent et explorent elles tournent la page et séparent la cuisse du jarret elles trouvent les ingrédients pour un bon gombo n’importe où en Amérique ma vie se mesure en brins de papier en morceaux de mots coupés en dés jetés comme un souhait au sol graines anonymes je pousse plus bas fourmilière je rampe grimpe erre ramasse et brasse avec une bêche le gros gombo ajouter le poulet bouillir vingt-cinq minutes au feu haut la même durée pour le riz au cuiseur je lis debout dans la cuisine sous la lumière jaune devant moi exactement une chaudièrée de ma culture mijote mes mains tiennent bon mes yeux zigzaguent ma vie se mesure en vingt-cinq minutes vingt-cinq poèmes en français jetés au bayou vingt-cinq ingrédients rangés dans le cabinet vingt-cinq louches de gombo dring ! vingt-cinq minutes c’est paré deux cuillères de riz une louche de gombo ça suffit secouer vingt-cinq fois la bouteille de sauce piquante goûter ma Louisiane déracinée parfaitement épicée où c’est que la prairie des Opelousas s’arrête et le temps gombo commence
chase cormier
Texte publié dans le No 40. Déraciner/Enraciner