Vanessa Bell.

Paul retire son gilet, dépose une dense fourrure aux reflets caramel sur son épaule. Dans la pénombre, Dominique s’active. Un long drap vole au-dessus de sa tête, couvre son corps qui, lui, vient s’agripper aux hanches de Paul. La forme est difficile à imaginer à la lecture, mais sur scène, devant nos yeux incrédules, tout apparaît clairement  : les deux auteurs forment un minotaure baignant — noble — dans une lumière dorée.

INIFININIFINI

Mars 2023, Maison de la littérature
J’avance vers une pièce noire dans le but de participer à la toute première rencontre des artistes du projet corps-texte : mécanique(s) alliant la revue acadienne de création littéraire Ancrages au Festival acadien de poésie de Caraquet à la Maison de la littérature de Québec. Je ne connais pas la moitié de l’équipe et je saisis mal mon rôle : celui de m’« assurer que le projet de création s’harmonise avec le thème », dixit le courriel reçu il y a quelques mois.

Je pousse une première porte, puis une deuxième, et trouve Dominique Sacy et Paul Bossé, tous deux auteurs sur ce projet Acadie-Québec, assis face à face, l’un à l’écriture, l’autre en train de placer ses choses. Si Paul est arrivé hier de Moncton, Dominique, quant à lui, est encore agité par sa montée hivernale qui l’a fait passer rapidement de la basse à la haute-ville de Québec. Nos essoufflements se rencontrent autour d’une idée à laquelle nous avons tous dit oui. Plus tard se joindront à nous Jean-François Duke au mouvement, Geneviève Allard à la vidéo et Geneviève D’Ortun à la musique.

Les premières minutes sont déterminantes dans la forme que prend le projet. D’emblée, Paul fait part de ses idées et des recherches qu’il a fait en amont à notre rencontre. Avec la ferveur qu’on lui connaît, il conjugue le futurisme italien à l’antiquité grecque, voyageant d’un siècle à un autre, des mythes fondateurs à un futur dystopiques effrayamment probable, prenant d’assaut l’ensemble des continents et leurs savoirs. Subjugués, Dominique et moi l’écoutons. Une fois son exposé terminé, Dominique prend parole. Son idée  : invoquer ce que le futur pourrait faire de grand pour nos corps malades dans une mise en scène faisant la belle part à la musique rap, tout en invitant un des personnages qu’il incarne à travers différents projets, Joey Money, à se joindre aux invités imaginaires de Paul.

Leurs univers sont aussi éloignés que leurs énergies ; je sais déjà que nous aurons un plaisir fou sur notre plateau à tenter de ficeler quelque chose qui célébrera toutes nos envies en trahissant le moins possible les trois mots qui nous réunissent  : corps, texte, mécanique(s).  

Dominique et Paul ont été prolifiques. En moins d’une semaine, un texte est écrit. Un texte d’une trentaine de pages où se côtoient Thésée, l’intelligence artificielle, Simon Boulerice, Beyoncé, Baudelaire, Apollinaire, et d’autres philosophes de leurs époques.

T’es fucking lourd dog ! La question c’est pas « où se love la conscience ? », c’est plus où est-ce que la conscience est crazy in love ?

 —  Joey Money à Téofil Zéphyr

A priori, c’est un grand délire. Dans les faits, tout est aussi fluide qu’intelligible. Prochaine étape  : présenter une première heure devant public, tester nos idées littéraires, mais aussi celles physiques, musicales et picturales lors de la sortie de résidence.

Juillet 2023, Caraquet
La scène est vide, l’éclairage cru. Un roulement de vague se fait entendre alors qu’un morse entre en scène. Vite comme ça, on pourrait croire qu’il s’agit de Dominique, que c’est bien son corps qui roule au sol avant de prendre appui, jambes et ventre contre terre, sur ses deux mains. Mais les premières paroles de cette masse mouvante sont sans équivoque.

I am he as you are he as you are me and we are all together/Goo goo gajoo/Goo goo goo Gajoo/Je suis le morse/Je suis suis le morse/Je suis suis le morse/Waaaaahhhh.

Oui, un morse chantant ouvre bien la pièce. Comme moi, tous les spectateurs voient ses nageoires, ses défenses et son corps lourd. Avant même de comprendre complètement ce qui se joue sous nos yeux, une rapide transition laisse entendre une musique aux sonorités antiques dans toute la salle alors que Téofil Zéphyr fait sa première apparition. Le ton est donné  : il y aura autant de fêtes que de ruptures de temps et d’idées dans la prochaine heure.

Recul de quelques jours. Sept, pour être précise. L’équipe complète se retrouve après quatre mois de travail individuel dans une maison au bord de la mer. Après l’effervescence du premier soir, après les sprints extraordinaires pour éviter les hardes de moustiques placées entre nos corps et les baignades dans la mer, après quelques verres sur la véranda et un demi-anniversaire joliment célébré, après une courte nuit de sommeil, nous nous asseyons à la Boîte-Théâtre pour présenter le travail réalisé dans les mois où nous avons été séparés.

La plus grande sensation est assurément celle de l’écoute des publicités INIFINI, sorte de délire collectif qui nous a mené vers la création d’une société palindromique. Celle-ci offre plusieurs services dont le téléchargement de son propre corps dans d’autres corps (humains comme animaux), le téléversement de son cerveau dans le cloud, un moment détente pour les neurones lors d’un repos réparateur pendant lequel les informations négatives sont soutirées de la mémoire et plus encore. Si les publicités ont été écrites à l’hiver, Geneviève Allard a travaillé d’arrache-pied dans les derniers mois pour donner corps aux mots. Elle a créé des images aussi drôles que réalistes – à un point tel que mon fils croyait qu’il s’agissait de vrais services. Se situant quelque part entre les reels loufoques d’animaux et les publicités mortuaires, son travail nous laisse hilares, les cuisses rouges.

Réunis au printemps à Moncton quelques semaines plus tôt, Geneviève D’Ortun, Paul Bossé et moi-même avons travaillé les sonorités de ces publicités pour leur donner une facture éthérée. Le résultat est concluant, l’équipe rit aux larmes autour de la table improvisée. Si le public n’est pas conquis, nous le sommes assurément par notre propre travail.

À son tour, Geneviève D’Ortun, présente tous les univers riches et complexes qu’elle a créé pour les quatre personnages de la pièce, aidant ainsi à situer les espaces et le temps pour chacun d’entre eux, mais aussi à créer une forme d’unité entre les scènes et les tableaux, ce qui représente un travail plutôt colossal vue le niveau de folie que nous avons convoqué dans ce projet !

À Caraquet, c’est une semaine de mise en commun, certes, mais aussi une semaine de mise en mouvements. Jean-François Duke est attelé à la tâche. Et la tâche n’est pas mince ! Entre I am The Walrus des Beatles, Single Ladies de Beyoncé, Psyché Rock de Pierre Henry, une scène où un corps se transforme en plante, une autre où le théâtre d’objet expose en moins de cinq minutes la folle histoire du fil d’Ariane, du Minotaure et de son labyrinthe, de Thésée, de sa voile oubliée qui a sonné la mort de son père et donné un nom à la mer d’Égée, le Manifeste des Naturopathes, il doit composer des partitions corporelles pour chacune de nos envolées.


La semaine passe à une vitesse folle malgré les quelques pauses dîner sur la plage et les pieds dans la mer. Une tonne d’ajustements sont faits en cours de route, de la musique aux mouvements, tout le monde doit être souple et ouverts car vendredi est soir de première

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En un clignement d’œil, des mois de travail, des amitiés, des délires, des fous rires, des frustrations, des solutions ont défilé à la vitesse de l’éclair dans cette performance qui n’a laissé personne indifférent, pas même les artistes du projet.

Je ne pourrais dire ce que nous avons gardé du thème pourtant si bellement et intelligemment développé par Isabelle Forest et Jonathan Roy sinon cette liberté propre à la poésie, celle de mettre le feu. Le sixième point du Manifeste des naturopathes scandé juste avant la fin de la pièce par Paul et Dominique est à l’image de la bête aux mille têtes que nous avons créée.

Il faut que ceux qui incarnent la poésie se dépensent avec chaleur, éclat et prodigalité, pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.

Que me reste-t-il encore à écrire sinon cette idée, celle de partager avec vous les derniers mots sur la feuille de route de l’équipe. Des mots qui ne sont pas littéraires, des mots qui sont ceux d’une partition physique qui se joue entre Dominique et Paul, pour le ravissement des spectateurs et la gloire de ce qui explose.

  1. guitare sur les pistons
  2. piston free style
  3. chat-samba / chien dans le vent
  4. freestyle dans l’espace partout GO !
  5. chats sauvages au sol – tête à tête
  6. Mick Jagger – Spiderman
  7. Minotaure (cornes) vs Queen B (taper les fesses)
  8. Reptiles langues à qqn au sol (rapide et intense comme une demande en mariage)
  9. Lever, poing en l’air long
  10. Dominique  : coup de pied din tibias

Vanessa Bell

Quelque chose comme metteure en scène

publié dans le numéro 39. Corps-texte  : mécaniques

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