Théâtre (monologue)
Extraits
Les coquerelles
« Quis qui chante ? J’la wa pas…on ne l’a jamais entendu c’te voix-là ! J’la wa pas…C’est-tu la Fille du bedeau ? C’est-tu vraiment la Fille du bedeau ? »
J’aime les églises vides.
Que je le veuille ou non, l’église faisait partie de ma vie. Elle était ma voisine d’en face. Une grande église ronde, moderne, avec un toit en forme de vagues dans lequel reposaient des œuvres en verre multicolores créées par deux artistes italiens : Mario Mauro et Carlos Mozardo. Ce travail architectural était l’exemple du mouvement moderne planétaire de l’époque s’inspirant d’un restaurant, le Los Manantiales à Xochimilco, au Mexique. Ces verrières s’illuminaient à chaque tombée de la nuit. C’était de toute beauté, surtout lors des nuits bleutées de l’hiver dans ce petit village côtier. Nous n’avions pas les moyens de collectionner des œuvres d’artistes reconnus, mais nous avions cette création par la voie de nos fenêtres. Le soir, je fermais les yeux à ce joyau illuminé et le matin je me réveillais au son de ses cloches. Pas de vraies cloches, mais plutôt un enregistrement des cloches du Vatican : Ding, ding, ding, ding, ding, ding, ding, ding…
La beauté de l’Art architecturale était à quelques pas. L’ouverture sur le monde aussi. Ce que j’ignorais encore à ce moment-là. L’ouverture n’était nulle part ailleurs que dans ma tête.
Mon père, le Bedeau, traversait la rue chaque jour, sept jours sur sept. Il ouvrait les portes à huit heures le matin et il les barrait à 20 heures le soir. Parfois, je traversais avec lui. En soirée, il n’y avait personne. J’ouvrais le micro dédié à la chorale et je m’habillais de ma voix soprano. Je chantais ainsi des chants classiques tout en profitant de l’écho. Ma voix partait en voyage. Mon père faisait le tour des portes en cuivre. En les barrant, elles servaient de percussions pendant que je chantais l’Ave Maria de Schubert, sa chanson préférée : « AVE MARIA… boum boum… Gratia plena… boum boum… ». Il n’était pas le type à offrir des compliments, mais je percevais qu’il marchait d’un pas plus lent. Et curieusement, sa dernière porte barrée se terminait toujours sur ma dernière note chantée. Nous retraversions ensuite le chemin jusqu’à la maison sans prononcer un mot. Ce silence était un bon silence. Un autre moment dont on se souvient toute une vie.
Il y a des moments que l’on préférerait oublier. Entre autres, les visites paroissiales. C’est-à-dire lorsque le curé visitait chacune des maisonnées. Enfant, cette visite annuelle signifiait pour moi la pure intrusion. Le curé ne pouvait pas « bâsir assez vite ». Bâsir… pas de mot plus juste signifiant l’urgence de ce visiteur sacré de partir au plus sacrant !
Nous habitions sous le même toit que ma grand-mère Céleste, la mère de mon père. C’était une femme indépendante ayant mené une profession de cuisinière pour une riche famille irlandaise. Elle s’était mariée dans sa quarantaine et avait donné naissance à deux enfants tardivement. Ce qui était aussi rare à cette époque. Elle était forte, sévère, n’avait pas sa langue dans sa poche et aimait rire et jouer des tours.
J’ai le franc souvenir de mon enfance où elle me disait : « Si tu ne fais pas la boune fille, Père Nowël va te donner des p’lures de patates dans ton bas. » J’avais assez peur de recevoir des pelures de patates. Ce Noël, à la veille, elle avait retrouvé ses vieilles cloches de vaches, et avait décidé de les sonner une fois que j’étais au lit. J’ai descendu les escaliers sur les talons pour voir le Père Noël. Au lieu, je l’ai retrouvée crampée de rires avec les cloches de vaches entre ses mains. Cela n’était pas assez…le lendemain matin, des pelures de patates se trouvaient dans mon bas ! Eh oui ! Puis elle avait le même rire nasillard et asthmatique que la vieille. Un rire qui commençait par un son de sifflet venant du creux de ses entrailles allant jusqu’au bout de son nez : « aaaaaaaaaaaaahhaaaaaaaaaaaaaaaa ! »
Lorsque le curé entrait dans la maison, tout changeait. Elle changeait. Il n’y avait plus de rires. Ayant déjà de la difficulté à marcher, le curé exigeait qu’elle se mette à genoux…à ses pieds. Déjà très jeune, je ne comprenais aucunement comment un humain devait se mettre à genoux pour un autre humain. Et encore, comment un humain devait-il en vénérer un autre ? Respecter oui, mais vénérer ? Parce que la personne debout avait des études supérieures ? Ou bien, qu’elle avait reçu l’accord de l’Institution pour représenter Dieu ? Je me souviens encore de sa marche. La marche de celui qui aime le soleil. Cette marche où la tête est pointée vers le haut comme un pignon d’église avec les yeux qui ne voient plus ce qui est en bas ou à côté. Cette marche de l’orgueil, je l’ai vue plusieurs fois depuis. Et cela, même après le décès de Céleste.
Trois personnes marchaient cette même marche dans notre village. Mon père les surnommait « les Coquerelles ». Elles traînaient autour du soi-disant pouvoir. Elles trainaient aussi dans les pattes du bedeau.
On entend les cordes de la guitare imitant les pattes rapides des coquerelles faisant place à une chanson sur une tarentelle italienne… Elle chante :
Les Coquerelles
On les trouve dans les recoins de poussières
Dans les sous-sols d’églises ou dans les cimetières
On les surprend à crier au complot
Et faire de la vie, un enfer au bedeau
Si je choisis le célibat
Que les cieux me protègent que je ne devienne pas comme celles-là
Non, non, non, non
Je ne suis pas comme ces Coquerelles
Non, non, non, non
J’veux pas être comme ces Coquerelles
Espionnes, magouilleuses, orgueilleuses frustrées
Leur seul désir, les éloges du curé
Elles se chamaillent pour le petit morceau de pain
Hypocrites ennemies, elles se font du mal en vain
Veuve, vieille fille, religieuse damnée
Dans un village fantôme, d’esprits oubliés
À la tête du comité de bingo
Elles n’attendent qu’à gagner le gros lot !
À la venue de l’obscurité
Elles sont les premières à juger
Elles chuchotent les potins
Qu’excitent leurs oreilles et leur quotidien
Si je choisis la vie de célibat
Que Dieu, s’il existe, me protège de celles-là !
Non, non, non, non
J’veux pas être comme ces Coquerelles
Non, non, non, non
Je ne suis pas comme ces Coquerelles
La Forlaque
Y aura toujours ceux-là qui ouèyons, pis ceux-là qui ouèyons pas.
On pourrait leu tchenir un miroué en pleine fidjure, pis y se ouèreriont pas encore !
Toi, ma fille, tu wa. Tu wa un petit trop à ton goût.
T’es assez accoutchumée d’avoir été entourée de vrai pendant toute ta vie, quansé que c’est faux, ça te saute drète aux yeux. Mais t’entends aussi. Parce que tu joues avec les sons, les émotions, t’es capable d’reconnaître la chanson du mensonge.
T’es un p’tit peu comme moi, la Forlarque.
Tu wa quansque tu veux pas ouère pis t’entends quansque tu ne veux pas entendre. Pis ça ne plait pas à tout le monde.
Elle s’assoit sur une chaise au centre de la scène, un peu éloignée de la table d’écriture. La lumière de la fenêtre plombe sur sa main.
Dounne-moi ta main. Dounne. Je veux voir le fil de ta vie.
Main vers le ciel, la lumière de la fenêtre plonge sur ses doigts fins, subtilement courbaturés. Elle caresse les lignes de sa paume avec son index. D’un regard perplexe, elle dit :
J’wa que t’as une grousse cassure sur ton fil de vie. Tu vas aouère des personnes souffrantes sur ton ch’min. Une personne qui souffre va en faire souffrir une autre. Pis la plus grande violence peut être celle-là qu’est déguisée.
J’devrais peut-être pas te l’dire ! Mais tu vas rencontrer un houme riche. Mais c’n’est pas la même richesse que tu counnais. Il va te jouer toutes les cordes du violon ! Pis y va finir par t’aouère. Yé assez intelligent pour ça ! Mais son tchoeur à lui est malade. Tu vas même en prendre pitché. Tu vas t’en occuper. Tu vas même essayer de le dgérir. Un tchœur comme sti-ya ça ne se dgérit pas par les autres. Y va même vouloir arrêter de battre chèkque fois te causant les plus grandes angoèsses. Il pourrait se dguérir lui-même, mais y wa juste pas. Si seulement y pouvait se ouère pis se regarder comme y faut ! Y verrait ses blessures du passé, y pourrait comprendre pourquoissé son tchœur agit comme cela. Y pourrait se pardounner. Pardounner les autres. Pis y pourrait changer ses maniéres. Ben non, y peut pas s’arrêter. Y veut pas être tout seul. Y veut pas penser. Y a peur. Peur d’être seul. Peur de penser. Pis peur de se ouère. Y veut pas se ouère dans le miroué ! Ça prend du courage faire cela ! Y a du courage pour travailler tout le temps pis se faire assez d’argent pour acheter ce village icitte 1000 fois pis encore ! Mais pas assez de courage pour se ouère dans le sapristi de miroué ! Tu vas penser qu’en lui montrant ton miroué de la vérité, que ça dgérirait son tchœur malade, qu’il pourrait aimer ses enfants comme il faudrait et vivre plus longtemps. Ben non, y va s’étourdir, fuir, se tourner comme une poulie, pis se mêler dans son propre fil. Pauvre esclave !
Ah pis là, y a la Bazounnée… pauvre esclave itou !
Ben, c’telle-là, elle ne voit pas grand chouse non plus.
Elle te parlera en grandeur et avec son accent soi-disant pur : « Tu sais dans la vie, il faut faire confiance » ou bien « Tu sais, je ne mène pas la même vie que toi ».
Pendant que t’as hérité la vérité de ton pére ; son riche pére l’a déshéritée de toute !
Menée par cte blessure-là, a passera sa vie à remplir son gouffre.
Ta vie en fera partie. Elle la voudra toute. Toute !
L’Homme riche ne ouèra rien ! Rien pantoute ! Y va même l’aider à te pousser en bas du nid familial. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’elle est comme un trou nouère, elle va absorber tout de lui aussi. Y restera plus d’amis, peu de famille, et plus tard, elle héritera de son argent. Elle n’est pas folle pantoute ! Y va même perdre son identité…même des mots de sa langue. Le « je » sera remplacé par le « nous » déguisé en « Elle ». Elle prendra toute la place. Y va s’en rendre compte sur le tard, devant ses pertes.
Ta vérité que tu aurais normalement dite à cette Bazounée passera sous le silence. De toutes les façons, ça ne vaudrait rien et y n’aurait autchun mot. Ça serait un son qui viendrait du creux de tes entrailles. Celui d’un animal qui s’accroche à la vie, le cri de mort d’une courneille quansqu’on approche trop près de son nid, le feulement d’une chatte quansqu’on enlève trop tôt ses chatons, le cri d’une femme quansqu’on lui arrache ses enfants.
Pis tout cela arrivera quand tes seins couleront encore.
Mais crèye-moi ou crèye-moi pas, tu vas toucher à tchèque chose de beau malgré cette mésaventure. Cette chose s’appelle la Grâce.
Tu voleras. Elle aussi sait voler. Mais vous n’avez pas le même vol. Tu voleras comme un goéland qui fait face au vent pour ne pas briser son plumage et celui de ses petits, et elle volera comme une voleuse de banque.
Tandis que tu montreras le miroué de la vérité, elle montrera le miroué de la séduction ; le miroué du mensonge.
Même si elle s’habille en blanc. Tu verras toujours la suie.
T’es la Fille du bedeau. S’il y a une chose que tu peux faire dans ce monde, c’est bien voir la crasse et faire pousser des fleurs sur le fumier.
Tu veux un p’tit verre de vin avec cela ?
Roselyne Albert Nicole Babin
publié dans le numéro 38. Hommage à Roselyne Albert