Sonya Malaborza. Un herbier pour les temps durs

 

Après la naissance de mon fils, j’ai vu dans le miroir des yeux qui n’étaient plus tout à fait les miens. D’un brun dense et riche, ils étaient passés au noisette pâle tissé de cuivre.

Mes nuits, à l’époque, étaient ponctuées de longs éveils, et de douces rassurances surgissaient de ma bouche sans trop d’efforts. Je travaillais d’une main, obstinément, en voyant poindre une fin à mon renoncement. 

Et puis un jour une douleur trop familière m’a serré les entrailles. J’ai eu beau rappeler à mon corps que mes bras étaient pleins, il s’était quand même refait terreau.

En dormant, je rêvais de racines rampantes, de lierres étouffant tout sur leur passage, de terre glaise glissant entre mes orteils. Je sentais monter les eaux glacées.

J’ai envoyé mon mari en quête de remèdes, mais l’hiver avait eu raison du sous-bois. Des préparations nécessaires, il ne restait plus que des feuilles effritées. J’ai dû me résoudre à braver les lignes de piquetage devant l’hôpital.

Dans l’antichambre de l’unité, j’ai croisé une femme à la peau vivement décorée, ses bras et son cou traversés d’éclats orangés, de fragments bleus et verdâtres. Pour égrener l’attente, j’ai scruté discrètement les tracées d’encre sur ses poignets qui disparaissaient sous la manche de son t-shirt, tant de signes d’une vie iridescente.

Parmi tous les détails, je conserve les chuchotements voilés par des pans de rideau, les regards pleins d’empathie, le bruit de l’aspirateur.

Des mois plus tard, j’ai revu la mystérieuse femme arc-en-ciel à la bibliothèque, mais je n’ai pas osé la saluer – ni ce jour-là, ni toutes les autres fois où je l’ai croisée en ville, chacune suivie de ses jeunes enfants. Je me demande si elle porte comme moi ce mélange doux-amer de soulagement teinté de regret.

Je sais que d’autres auront rôdé avant moi dans le sous-bois, que toutes n’auront pas eu la même chance que j’ai eue. Que rien n’est garanti ici-bas.
Pour celles-là, je songe à faire de ma peau un grand herbier pour les temps durs, une liste de remèdes à parcourir du bout des doigts.
Sur ma nuque, un brin de lavande pour calmer les esprits troubles.
Dans le creux de mon bras, du loup-marin odorant qui pousse dans les grands brûlis, de quoi nous transmettre un brin d’espoir.
Sur une omoplate, de l’herbe de Saint-Christophe, grand patron des voyageurs.
Dans le secret de ma cuisse, une grappe de ciguë maculée.
Et dans le pli de mon coude, notre terreur féminine faite corps parmi les feuilles dentelées d’un bouquet de tanaisie.

Pour nous toutes, je me ferai verdoyante.

Sonya Malaborza

publié dans le numéro 34. Jardins divers

Image : Marika Drolet Ferguson VM01 à 10, numérisation d’une pellicule 35mm couleur, 2014

 

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