Jerry Espada. 187, rue de l’Agonie

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Sur le trottoir
Statiques
Les pas font la file
Monastiques
Distants
Regards fuyards mangeurs d’écrans

Chacun s’image les sarcasmes agonistiques de ce nouveau roi de l’invasion microscopique
Ses vagues délétères déferlent sur les statistiques
Les écumes s’agitent, marasme épileptique
Chacun se prosterne à ses protéines ne sachant plus où ne pas aller
Héroïne, l’injection aiguille les pas qui s’enfilent sans fin

Dans cette fresque insipide on se mauresque l’apparence on se scanne la méfiance on se caustique les réseaux on se condamne les mots on se scrute de nouveaux repères, entre quatre murs sanitaires

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Trop de murs trop longtemps la toile s’enrage le volant
À grands coups de gros trucks libertaires le convoi grogne contre les contraintes déshumanitaires
La route s’embruite sur les collines démocratiques jusqu’à ce que les tournesols rougissent sur la steppe pontique, tactiques dramatiques du grand diktat cyrillique et de sa folie cynique corrompue aux fakes médiatiques
Takatakatak baoum la mitraille et les casques envahissent la place pendant que les masques tombent en disgrâce dans un évident contraste

L’heure du révolutionnement se cristalictise
Le Roi est mort ! Vive l’aut’e Roi d’la mort !

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Mourir pour des idées ou mourir encovidé la mort abrille toujours très bien, de près comme de loin

Ah la mort ! Tant qu’on la comptait en unité on finissait par l’oublier mais dès qu’on la compte par millions ça nous retourne les émotions

Ben c’est ben sûr ! Pendant trop de décennies nos sorciers sans souci ne ritualisaient que la bourse, pas la vie
De promesses en promesses leur tiroir-caisse voguait toujours au large de la vieillesse
Ils passaient la quête pour les savoirs et la santé mais bombardaient de dollars les boss de Bombardier
Même les températures étaient bouleversées de voir toutes ces ballounes pétées aux nez des urgences brancardées des tableaux noirs troués des tonnes de bébelles abandonnées et des asphaltes asphyxiées de patches institutionnalisées

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Comment est-on descendu si bas alors qu’on se croyait si haut ?

Si haut dans ce ciel poubellisé où il reste encore quelques étoiles, des vraies
Des étoiles qui brillent sans arrières pensées sans chercher à s’afficher la face dans l’espace sans envie de plus de Nuit, toujours plus nuit
Éthérées elles nous regardent rampant sur Terre, sinistres vers de terre solitaires suffocants dans la poussière de leur désert planétaire

Asservis de superficialités et assouvis d’égocentricité on s’aveugle dans nos dérives on s’enlise dans les crises on marche à côté de nos valises on se fuit, on s’divise

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Sur le trottoir d’en face les tictacs rient à se tituber la cage et les rouages
À leurs pieds l’humanité traîne sa vie et ses angoisses la gueule plaquée dans la crasse Huit milliards de maillons déchus l’ont enchaînée à moitié nue, abandonnée dans la rue
« Quel déchet ! Quel gâchis ! Qu’elle aille don’ s’rhabiller ! » : tiktokent les pas en amazonant leurs achats

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La mort aux lèvres
Les yeux dans l’eau
L’humanité s’humilie jusqu’au caniveau

Du bout de ses doigts dépouillés elle tend un bout de papier fatigué
À l’encre rouge gribouillé
Sang sur rouge plus rien ne bouge
Seul le papier s’éboule puis ruisselle sur les larmes qui s’amoncellent
Les consonnes et les voyelles s’agrippent à la frêle nacelle mais le courant s’accélère et le puisard s’en vient, rugissant de colère

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Certains racontent qu’on entendait les lettres crier pendant qu’elles se noyaient
« Pllour l’amour dllu ciel, aidllez-vous ! »
Des mots trop mouillés pour les débrouiller

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Les pas sont alors retournés dans leur salon
Z’ont allumés leur poste de télévision
Et z’ont compté leurs blancs moutons

Fin, de la narration

Rotchild Choisy, Monde, mybsole 4, graphite sur mur, 2022. Photo : Annie France Noël.

Jerry Espada

publié dans le numéro 33. Cris de terrestres

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