Louis-Martin Savard. Comme l’incertaine cadence du néon

Le cadavre d’un individu a été retrouvé dans un stationnement situé à l’angle des rues Maple et Mountain ce matin à Moncton. Bien connu des policiers, Germain Lavoie est l’auteur d’une quinzaine de recueils de poésie, dont La clémence des chiens et Le cœur comme un ciel blanc.

Ils sont nombreux, les poètes sans génie
qui s’assoient au parc Victoria
pour attendre un moment de grâce

Ils sont nombreux
à boire des bières invisibles
à lorgner les colonnes néo-ioniques devant l’école anglaise
aussi à méditer des vers semi-merdiques avant de les noter
à mijoter, à colliger des connotations vulgaires
à écrire en pattes de mouche pour dissimuler
les faux-fuyants de la grammaire

Ils sont nombreux
à glaner des instants cachés au fond
d’un panier percé
à chercher des fulgurances en suspension
les yeux mi-clos
toussant comme autant de grands-mères fumant
à neuf mètres des portes du paradis

au centre-ville de Moncton
un véhicule plaqué POÈME
s’est fait vandaliser

Germain passait par là

Il a tout vu
il n’a rien fui :
les éclats de verre
les fuyards exaltés
les égards absents
les espadrilles qui grésillent
sur l’asphalte grise
bitume humide où
l’écart fragile d’une fuite
se diffracte suivant
l’exaltation étourdissante
d’une boule à facettes

Il a tout entendu, Germain :
les rires vengeurs
les mille paillettes sonnantes
l’alarme qui paralyse
mais pas les gestes
ni les scrupules
ni la verve émiettée
ni l’enjambée balourde
des idées en pièces

Il passait par là
comme un homme cassé
le verbe brisé

et soudainement
par procuration
dans la vélocité de la pierre lancée
par la préciosité d’un impact aux allures de diamants
il a vécu le texte qu’il freinait depuis trop longtemps

un poème effaré
un poème aux abois

parce qu’il avait peur des chiens
parce que le ciel lui siphonnait le plaisir des yeux
parce que les après-midis à jouer au pendu
à deviner les mots
transformaient son carnet en catalogue de gibets

il s’inventait des mains gagnantes
loin de Monaco
à Moncton, au casino
à l’heure des maringouins

lui manquaient toutes ces incantations sans desseins
qui par miracle touchent la cible
qui par ciel orageux
frappent comme l’aveuglante contingence de la foudre
de la lumière kodak
trop belle pour durer

l’inconséquence de son urgence
lui plaisait davantage

il le notait :
il pleuvait des reflets
voire des cordes à nœuds coulants
sur le tapis aux cercles mouvants

Suivant l’affolée déroute
que remontent les sans parapluie
l’éclair de la sottise
ciblait les bêtes égarées

Germain, lui, marchait
par temps instable
contre la syntaxe du vent
évitant les branches cassées

Davantage lui plaisait
l’élagage de ses haines

Ils sont rares, les poètes de génie
qui se pavanent sur cet Acropole en mortier de fortune

Ils sont horde modeste
à contempler les colonnes de l’Érechthéion
à se rappeler les guerres métriques

plutôt les surprend-t-on, à taper des impressions
sans franches, en Times ou en Garamond
avec l’élégance d’une Carmen Electra
d’un musée Grévin
de province

ils sont là, un brin débiles
dieux déchus
repoussant une clé de voûte branlante
épicentre d’un paragraphe improbable
d’un rectangle de mots
d’un tout dont la somme
n’égale que la sottise
de quelques hasards sans surprise


Entendre les chiens

Entendez-vous
les chiens
qui aboient
au loin
en plein cœur
de cet après-midi
idéal de soleil
et de clémence
où un trait blanc
découpe de ciel ?

Le trait idéal

Entendez-vous
les après-midis blancs qui
découpent au loin
le trait idéal
de cette démence
qui
en plein soleil
aboie comme des chiens
en chœur ?

Découper le ciel

Entendez-vous
au loin
l’idéal des chiens
qui aboient
d’un trait
comme la clémence
qui découpe le ciel
au cœur d’un soleil blanc ?


Il y aurait quelque chose de beau…

Il y aurait quelque chose de beau à écrire au sujet du Miss Cue sur Mountain Road.

Si jamais vous avez l’occasion d’y mettre les pieds, et surtout, si une envie de libérer votre vessie vous contraint à emprunter le trop long couloir du sous-sol au bout duquel une salle disproportionnellement longue et large encadre l’unique urinoir des lieux, pissotière solitaire éclairée d’une singulière ampoule nue, votre idée mourra d’effroi devant le lugubre de l’endroit.

Il y aurait quelque chose de beau à écrire au sujet du Miss Cue sur Mountain Road, mais vous vous contenterez de vous mettre next sur la table de pool. Surtout vous éviterez de vouvoyer l’employée derrière le bar. Vous boirez d’un silence engourdi.

Il y aurait quelque chose de beau à écrire au sujet du Miss Cue sur Mountain Road, mais vous n’en ferez rien.

Ce qui aurait pu être un habile tour rhétorique
ne sera
qu’en bout de piste
qu’un espace presque vide

Tout comme cette salle de toilette qui, en ce moment, donne la frousse à Germain Lavoie.


Demain, il fera les manchettes pour une seconde fois. Il tentera alors d’expliquer à quel point il n’y a rien de vraiment surprenant dans le fait d’apprendre son décès en lisant les nouvelles du matin.

On y verra de la bouffonnerie. Germain sortira de chez lui comme à tous les jours tandis qu’un chien fébrile retiendra son aboiement.

Difficile de dire ce qu’il fera par la suite (nous parlons ici du chien).
Et ce soir, le néon détraqué clignotera. Encore.

Ils sont rares, ces poètes qui ne meurent qu’une seule fois.

Louis-Martin Savard

publié dans le numéro 32. J’écris ton nom

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