Robert Malo. Bulles nocturnes

Deux hommes qui approchent la quarantaine sont debout au haut d’une colline dans une province avec peu de collines. Ce n’est pas une vraie colline, c’est un ancien dépotoir de vitre et de cendres qui s’appelle Garbage Hill qui est maintenant un parc au milieu de la ville.

Il est 22 h. Il fait noir.

Les deux amis créent des bulles gigantesques de savon qui flottent aisément d’une direction ou de l’autre sur les petites brises calmes qui contournent la butte. Les lumières de la ville reflètent une variété de couleurs dans les bulles imparfaites qui se ballotent sur les courants d’air. Ces hommes sont artistes de scène, l’un est plus acrobate que l’autre, l’autre est plus raconteur que le premier.

– Une des tiennes s’est rendue presque de l’autre côté de la rue, dit l’acrobate.
– C’était de la chance, répond le raconteur, elle a failli éclater sur l’arbre avant d’y arriver.

Les deux adeptes de trucs de jonglerie baignent des baguettes rattachées de fils de nylon dans un cinq-gallons rempli de solution savonneuse. Chacun à leur tour, ils brassent le liquide pour créer de plus belles bulles. Dans un même temps, en respectant une distanciation de deux mètres, ils lèvent les baguettes dans les airs gracieusement pour les séparer doucement. Le petit vent qui passe étire la membrane de savons retenus entre les fils de nylon pour que des bulles de la grosseur de banc de parc s’échappent du filet l’une après l’autre pour compléter des voyages nocturnes éphémères.
– Ça fait plusieurs mois depuis mon dernier spectacle devant une foule, dit le raconteur.
– Moi aussi, répond l’acrobate.
D’autres bulles se font confectionner. Ils les observent flotter. Certaines s’envolent de plus en plus haut, plusieurs suivent la pente de la colline pour éclater quand elles touchent les grandes herbes.
– Mon fils de cinq ans aimerait beaucoup ça, faire des bulles du haut de la colline, dit le raconteur. Je devrais venir ici avec lui demain.
– Comment longtemps peux-tu survivre sans spectacles payants ? Si ça continue pour les prochains mois, la prochaine année ? demande l’acrobate.
– On va voir… je sais qu’on est bon au moins pour l’an prochain, ma femme travaille quand même, mais si je ne génère pas de revenu, il va falloir que je trouve un emploi, réplique le raconteur en soupirant.
– Pas si simple, moi je cherche comme c’est là, l’argent du fédéral s’épuise bientôt et je n’ai pas de back-up moi. C’est des temps durs pour les célibataires. Anyway, les bons jobs sont rares et la compétition est sérieuse. Je n’ai pas grand-chose sur mon CV qui va me décrocher le même montant d’argent que je faisais sur scène. J’ai remarqué hier que ça fait trois mois depuis que j’ai inventé un nouveau truc… ça fait probablement deux mois que je n’ai pas vraiment pratiqué. Je me demande des fois si jamais je vais retrouver les foules avant que mon corps vieillît trop pour accomplir mon show, dit l’acrobate.
La dernière bulle de la série éclate haut dans les airs. Les deux plongent leurs baguettes dans le seau.
– Puis, ça fait combien de temps depuis ta dernière date ? demande le raconteur.
– Trop longtemps. Au moins t’as du monde dans ta vie qui te touche toi, réplique d’un ton jaloux l’acrobate. En plus, tu peux raconter tes nouvelles histoires à ton petit tous les soirs. Jongler devant le miroir ou pour Instagram c’est rendu plate à mort. Pour ce qu’est du sexe… je suis pas mal habile avec les mains, mais ce n’est pas comme la caresse d’un autre.
Les deux se mettent à rire. Les baguettes savonnées en main, ils les lèvent. Un petit vent souffle, ils font des bulles. Elles échappent à la vue soit à cause d’une implosion silencieuse ou à cause du manque d’étoiles dans le ciel.
– Qu’est-ce qui arrive si tu ne trouves pas un job avant l’hiver ? demande le raconteur.
– J’irai en Saskatchewan, pour vivre sur le terrain de ma mère. Elle ne s’en sert pas, dit l’acrobate.
– Au milieu de nulle part ? Seul ? réplique le raconteur d’un ton surpris.
– Au moins là, je n’aurais pas de loyer à payer… J’pourrais travailler pour un fermier dans le coin puis acheter du manger. De plus, je n’aurais pas à m’inquiéter de pogner cette maladie et de la partager avec un autre plus vulnérable, explique l’acrobate.
– La solitude peut être aussi mortelle que cette maudite maladie, déclare le raconteur.
– S’endetter, ne pas payer son loyer, crever de faim et geler bien raide durant l’hiver winnipegois est aussi un pauvre choix. J’veux pas me retrouver en janvier à quêter pour du manger dans un soup kitchen… ou chez toi ? L’acrobate termine sa phrase avec un gros sourire en pleine face.
– J’pense pas que ma femme serait d’accord d’accueillir un gars sur notre couch, sorry man, on n’a pas les capacités d’héberger un autre, pas durant ces temps incertains, lui répond le raconteur d’un ton honnête et triste.
– Ya je l’sais, c’était une joke, dit l’acrobate.
Personne ne rit. D’autres bulles flottent. La plupart éclatent à cause d’un nouveau vent frais qui souffle un peu trop fort, mais un couple de petites bulles rondes survit. Elles flottent haut dans les airs. Elles dansent un peu dans la sombre nuit avant d’éclater hors de vue.

Robert Malo

Images : Guillaume Lépine, Absorption recto/verso (noir et blanc) 1 et 2, dessin à l’encre sur papier (sans acide), 9 x 12 po, 2016.

Publié dans le No 26. Entre ciel et mer. Rencontre Est-Ouest
Numéro conjoint des revues Ancrages et À ciel ouvert

https://vimeo.com/511749938
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