Josée Thibeault. Mon arbre (La fille du facteur)

mon arbre généalogique est une épinette boréale
une épinette boréale
arrachée comme une mauvaise dent à sa forêt coupée à blanc

mon arbre généalogique est un conifère à pulpe
un conifère à pulpe
empilé en rondins sur le bouclier canadien

mon arbre généalogique est une pitoune dravée
une pitoune dravée
sur les flots de la Mékinac jusqu’à la Wayagamak

mon arbre généalogique est une pâte et du papier
une pâte et du papier
usinés, carton pressé, papier journal de la Canadien International

mon arbre
abattu par le bûcheron
surfé par le draveur
broyé par le machine-operator de la Kruger
mon arbre
devenu papier
puis message codé
propagé par le facteur

mon arbre
mes racines
ma souche
mon histoire
mon identité
en marche
vers l’ailleurs

je suis la fille du facteur
une page blanche un peu bâtarde
une enveloppe de papier kraft
mal léchée, un peu timbrée
une lettre à la poste trop affranchie
qui a toujours voulu quitter sa capitale de la poésie

je suis la fille du facteur
une exilée devenue femme de lettres
car semble-t-il que je suis poète
artiste de la parole ou bien auteure
mais bien malgré moi, comme tout le monde
je gratte de moins en moins de papier
je fixe plutôt des mots sur un écran d’ordinateur

les forêts d’épinettes noires ont été décimées
les billots ne flottent plus sur le St-Maurice pollué
les portes des papetières se sont refermées
même le métier de facteur est du passé

mon arbre généalogique est menacé d’extinction
car il n’y aura pas de branche après mon nom
je n’aurai pas produit de fruit, pas même de fleur
il n’y aura pas de pomme pour tomber
aux pieds pleins de fourmis
de la fille du facteur

je ne renie pas pour autant mes origines
au bout de chaque orteil, il me reste quelques racines
comme celles des mangroves
qui me relient aux lieux de mon enfance
berceau de mon imagination féconde
quand je me prends les pattes dans les prairies
quand je plonge tête première en zones profondes

la fille du facteur est une marcheuse
un peu bohémienne, un peu flâneuse
car je n’arrête jamais, comme mon père
de me promener
je fais ma run, je poursuis ma trajectoire
ma fuite vers l’avant
ma quête déambulatoire

je sais d’où je viens
mais je ne sais pas toujours où je m’en vais
et je continue d’avancer
une boussole à la place du coeur
car je suis la fille du facteur

Josée Thibeault

Image : Denis Lanteigne, Monter aux cieux, installation : bois et chaux teintée, 2017.

Publié dans le No 26. Entre ciel et mer. Rencontre Est-Ouest
Numéro conjoint des revues Ancrages et À ciel ouvert

Aller au contenu principal