J’ai donné à l’une de mes filles le prénom de ma mère,
Zénobie, qui, elle aussi, porte le prénom de sa grand-mère.
À mon autre fille, j’ai donné sans le savoir le prénom de celle qui
a, avant nous, planté un jardin sur la terre où nous vivons : Éva.
Il y a les grands-mères que j’ai connues, Donalda et Emma,
dont je porte le prénom.
Je me rappelle aussi de la mère d’Emma, Alphonsine,
qui est morte quand j’avais quatre ans.
Elle avait cent deux ans.
Et toutes les autres :
Marie-Anne, Zénobie, Léocadie,
Basilisse, Marguerite, Odile, Marie,
Mary, Christine, Émilie, une autre Marguerite,
Marthe, Ruffine, Sara, Angèle, encore une Marguerite,
Édesse, Rose, Dorothée, Brigitte, Sara, Dina,
Adéline, Marie, Marie Eugénie Vénérande,
Françoise, Luce, Catherine, une quatrième Marguerite,
Marie-Josèphe, Catherine,
suivies de deux femmes mi’kmaques anonymes,
Thérèse-Agnès, Agnès, Angélique, Marie et
Madeleine, désignée elle aussi comme amérindienne…
Et toutes les autres dont on a perdu
et la trace
et les noms
Elles ouvrent le monde
nous le montre
dans le silence des replis
ou à grands bruits
dans le tapage scandé
des révolutions avortées
Toutes les morts sont pour elles
Les bonnes et les mauvaises manières aussi
Elles connaissent le supplice de l’eau
et l’épreuve du bucher
Elles ramassent les miettes
Elles en ramassent tellement
Un gros motton sur le cœur
Un pain d’amour et de misère
C’est ce qu’elles donnent à manger
à ceux qui ont faim
Celle qui tient le crayon
sent le lait, la sueur et le sang
car il faut bien choisir son encre
Je ne sais pas
où me conduiront
toutes ces eaux souterraines
Je tente
en paroles et en actes
d’éviter le tarissement
de leurs chants mêlés
Je tente
en paroles et en actes
de porter plus loin
leurs paysages-pensées
tumultueuses rivières
où mes filles et leurs filles
pourront pêcher et se baigner
Nous sommes appelées
à participer au vivant
Que se mêle à notre parole
le murmure du paysage
Insectes, oiseaux, ruisseaux et vents
Entre chien et loup
Passation des saisons
où l’entaille des renoncements
nous tiennent encore
par la main
et demandent à boire
Me voilà, gercée,
au carrefour de leur chant choral
à offrir d’autres filles
pour les lendemains incertains
Gardienne pour elles d’un trousseau
Robes, couvertures, livres, jouets,
recettes, savoir-faire et chansons
dans le fol mais nécessaire espoir
que d’autres générations suivront
Qu’elles entreront dans le cercle
de tous les pouvoirs
pour témoigner
de toute la beauté possible
Emma Haché
Texte publié dans le No.23 iskwêwomxn