SERGE PATRICE
Tu lèves la tête en buvant de l’eau-de-vie,
le temps de tomber de sommeil.
Au loin, le bleu et le blanc quand tu songes à la fuite.
Dans ton squelette il passe des bateaux, tu te crois
en plein dix-huitième siècle, et personne ne le remarque.
Tu n’es pas de ton temps et tout le monde le sait.
Grâce au journal du matin, tu apprends qu’un mot nouveau
a été inventé juste pour toi, enfin, pour toi et tous les autres
solos.
Les anthropologues, les architectes et les restaurateurs,
et depuis hier matin les voyagistes
s’intéressent à toi sans même te connaitre, sans même avoir envie
de te connaitre. Tu deviens rien de moins qu’une statistique de plus
pour les bons soins capitalistes.
Ça te donne le droit d’être vulgaire et tu penses :
j’ai juste envie de crisser mon camp
loin des câlisses de caméras de surveillance
pis des tabarnacs de cravates rayées.
Tu te permets toutes les formes d’hérésie
quand tu passes à la caisse.
Tu ne paies pas pour les niaiseries des autres,
de toute manière tu n’en as pas les moyens,
le prix de ta liberté est déjà trop élevé.
C’est à ce moment que revient le doute
au fond de ta gorge et les stigmates
dans la paume de tes mains.
Un radeau de fortune dérive parmi des centaines de requins.
On dirait un enfant à l’entrée d’une banque. Un enfant perdu,
sans visage et sans nom, sans avenir. L’odieux s’invite,
gavé de chaines, et sans âme. Dans ta petite tête isolée
— à couper ? — c’est le festival des culs-de-sac et le fouillis des idées sectionnées,
mais quand même, c’est aussi le joyeux dédale de l’éblouissement.
Amo esta isla, penses-tu, en souriant pour toi-même.
textes publiés dans le No 20, Solitudes