– Traduit par Monique D. Arseneault
Quand tu étais enfant, ta mère s’asseyait sur ton lit, déposait sa paume entre tes omoplates et te demandait comment tu avais passé ta journée. Tu te redressais et tu te confiais à elle, expliquant tes peurs que le noir ne manquait pas d’aviver. Elle te réconfortait, te racontait des histoires sur la ferme familiale en Ontario et t’enseignait une prière irlandaise à ton ange gardien. Entre les quatre murs de la maison, tu te chicanais avec tes frères dans une langue, pour ensuite en parler une autre dès la porte franchie, libre de parcourir tout le voisinage peuplé de jeunes LeBlanc, Bertin et Bujold. Comme on t’avait donné un nom qui s’adaptait facilement, la transition se faisait sans attirer l’attention des amis des alentours, équipés de bâtons de hockey et de gants déchirés, qui criaient facilement ton nom. Ils laçaient leurs patins assis sur vos marches d’en avant et se rendaient sur la patinoire derrière la maison, que ton père arrosait jusqu’à tard le soir et où le gazon ne semblait jamais pousser pendant l’été. L’école française était à distance de marche de la maison pour une enfant. Tu passais la matinée à conjuguer des verbes, dans ton cahier ou à voix haute. Tu apprenais que les noms ont un genre précis, que le mot « début » est masculin mais que le mot « fin » est féminin, et tu ne sentais pas le besoin de remettre ça en question, parce que ça semblait aller de soi, parce que ça sonnait bien. L’enseignante pointait du doigt une grande carte affichée au-dessus du taille-crayon fixé au mur et expliquait que les montagnes des Appalaches de l’autre côté de la rivière ne font pas partie du Nouveau-Brunswick mais de la province du Québec. En revenant à la maison après l’école, tu voyais en imagination le pointillé qui sillonnait, invisible, le fond de la rivière.
Chaque été, vous vous entassiez dans la familiale verte, toi et tes frères, pour aller en pèlerinage dans la Péninsule acadienne pour la fête de La-Bonne-Sainte-Anne. Le mal des transports a ses bons côtés. Alors que tes frères jouaient du coude dans le siège arrière, tu t’installais en avant, entre tes parents, afin d’être plus près du gallon de peinture vide que ta mère gardait entre ses pieds. En regardant du côté du conducteur tu voyais la rivière s’élargir et la crête de la Gaspésie se fondre dans l’horizon, jusqu’à ne plus voir que le mouvement bleu de la baie sur lequel se détachait le profil de ton père. Et à ce moment précis, tu faisais de la mer un droit acadien acquis de naissance : un droit que possédait ton père et donc toi aussi. Tu as trouvé ça drôle quand ton père vous a montré la maison de son enfance pour la première fois, parce que tu n’avais jamais imaginé ton père enfant. Quelle surprise aussi de voir ton nom de famille gravé sur une plaque polie dans le sanctuaire du Bocage. Une année, sur le chemin du retour, ton père s’est garé au bord de la route, sur une colline près de Pokeshaw. Bondissant hors de la voiture, tu as frayé un passage à travers un bosquet de sapins et d’épinettes pour arriver sur une falaise. Ta mère t’a crié, t’a averti de ne pas trop t’éloigner, de ne pas aller trop près du bord. De ce belvédère surélevé, tu surplombais un vol de cormorans pleurant l’érosion de leur petite île. Pokeshaw. C’était agréable dans ta bouche et à ton oreille. Pokeshaw. Comme si le mot avait un sens secret qui se révélerait seulement après l’avoir répété un certain nombre de fois. Pokeshaw. Tu as fermé les yeux, inspiré, rempli ta poitrine de l’immensité de la mer et du ciel, voyant surgir dans ta tête d’enfant ton ancêtre, Olivier à René, à la barre de son bateau de bois aux voiles blanches gonflées de vent.
Le curé du village se nommait Savoie, la messe se disait en français comme aussi le chapelet du soir à la maison. Dieu le parlait couramment, mais tu soupçonnais ton ange gardien de mieux répondre à la prière en anglais que ta mère t’avait montrée.
Un jour, quand tu avais neuf ans, un ami d’école t’a pris par les épaules. Tout rouge et échevelé, il t’a dit que le corps du politicien kidnappé, un monsieur Laporte, avait été trouvé dans la valise d’une voiture à Québec. La nouvelle t’a ébranlée. Tu as vu les images chez toi, à la télévision, mais tu ne saisis pas bien les subtilités des désaccords ni les raisons de la colère. Ce soir-là, en regardant par la fenêtre de ta chambre, la proximité du Québec semblait inquiétante, la rivière trop étroite, le pont Van Horne trop accessible. S’ils venaient, tu pourrais toujours te dissimuler dans le français, te cacher dans cette langue, même changer le « Z » de ton nom en « S » au besoin. Ce qui avait toujours paru limpide et incontestable devenait tout à coup précaire. La séparation d’un tout en deux parties distinctes devrait dorénavant être bien gérée, pour t’éviter d’être découverte et forcée de choisir.
Tu as grandi, épousant un ami d’enfance dont la mère, une Gaspésienne, lui avait donné un beau nom à la sonorité française dans les deux langues. Ensemble, vous avez quitté la rivière. Tu as étudié et trouvé un travail dans la Ville de Québec, où tu as appris à déguiser tes « r » roulés, puis à Toronto, où l’absence d’un « h » perceptiblement aspiré provoque les œillades en coin d’une condescendance mal placée. Tu as appris la définition d’ « exogamie linguistique », as compris de mieux en mieux ce que ça signifie d’être l’enfant d’un couple qui vit la dualité linguistique, le surgeon d’une pollinisation croisée. Tu as pris le pli de la transition, disparaissant dans la langue qu’impose la situation du moment. Caméléon culturel peu enclin à miser sur une de ses couleurs de peur de trahir l’autre, tu as aiguisé tes habiletés au détriment d’une identité.
Tu as fini par aboutir au Nouveau-Brunswick, au gré des vents du détroit de Northumberland. Au moment où les enfants commençaient l’école, vous vous êtes installés dans une maison à peu de distance en voiture de la mer. Comme toi, tes enfants sont allés à une école française. Ils conjuguaient des verbes réguliers et irréguliers, avaient déjà l’habitude du genre prédéterminé des noms, savaient intuitivement que le mot « vie » est féminin et que le mot « voyage » ne l’est pas. Après avoir fini leurs devoirs, ils s’éparpillaient dans une rue où les habitants étaient des LeBlanc, des Richard et des Caron, et jouaient à cachette-à-bouchette jusqu’à la noirceur, ou la dispute. Pendant les congés, la famille partait en excursion. Tu es allée voir la rivière avec eux et vous avez visité la maison où tu avais grandi avec tes frères. Tu leur as montré ton ancienne école puis vous avez traversé le pont pour entrer au Québec.
Tu entassais tes enfants et leurs coéquipiers dans le siège arrière de ta voiture, crampons pleins de vase et chandails tachés, pour les déposer à l’aréna ou au terrain de soccer. En échange, ils t’offraient leur bavardage constant. Des histoires de cour d’école racontées avec de grands gestes, qu’interrompait une voix plus forte pour offrir un compte-rendu plus précis. Sûrs d’eux, ils s’exprimaient avec un excès de langage, raccordant sans gêne les verbes anglais aux sujets français, attribuant un genre à tous les noms sans égard à leur appartenance linguistique. Leur discours rebondissant et rythmé finissait par te couper le souffle.
Dans l’intimité de votre foyer, doigt pointé et sourcil levé, tu réprimandais les enfants. Tu leur expliquais que la grammaire n’était pas seulement une matière scolaire mais qu’elle avait un usage pratique. Tu les sermonnais sur l’importance de bien parler et écrire. Tu leur disais qu’ils allaient devoir apprendre à s’exprimer correctement s’ils voulaient être entendus, faire connaître leurs idées au reste du monde. Par contre, tu évitais de leur dire que tu laissais la porte patio ouverte sur le soir tombant, quand ils s’écrasaient sur la pelouse avec leurs amis, épuisés d’avoir franchi les haies et traversé en trombe toutes les cours du voisinage. Tu ne leur disais pas qu’en buvant ton thé, assise dans la cuisine, tu écoutais la musicalité de leur parler, la fluidité des transgressions, l’aisance des raccords, une langue s’écoulant dans l’autre comme des vagues sur un rivage. Une forme d’expression sans règles, un langage du cœur véhiculant l’essence même de leur personne, de l’espace et de la géographie qu’ils habitaient. Ces soirs-là, tu fermais les yeux pour mieux entendre, et tu te retrouvais sur la falaise avec les cormorans, la voix de ta mère t’appelant, t’avertissant de ne pas aller trop loin.
Elizabeth Blanchard
Texte publié dans le No 17. Faire communauté