On creuse pour deux fins : on creuse pour trouver une eau pure, et potable, mais on creuse aussi pour trouver du pétrole ; et le pétrole ça a une signification n’est-ce pas ? C’est le, disons, le réseau des pipelines qui enserre le monde comme un filet dans lequel on est pris, enfin on pourrait broder sur ce thème qui pourrait aller loin […]
Entre le 6 et le 10 mars 2017, à Québec, quatre poètes se réunissaient suite de l’invitation d’Isabelle Forest de la Maison de la littérature en vue d’effectuer une résidence de création autour du thème des pipelines et du pétrole extrême. Au même moment, le premier ministre Justin Trudeau, au Texas pour la CERAweek, recevait un prix de « leadership énergétique » remis par des producteurs pétroliers. Ce fait d’actualité ahurissant coïncidait avec le début de notre travail de création à haut risque.
Nous étions Louis-Karl Sioui-Picard, Dominic Langlois, Jonathan Roy et moi-même, Hélène Matte. En tant que directrice artistique, j’ai intégré à l’équipe le vidéaste Marco Dubé. J’ai aussi interpellé Raphaël Guay et l’ensemble EP4, dont la musique nouvelle vint ouvrir des perspectives, élevant notre voix tout en faisant vibrer les profondeurs du propos. Enfin, j’ai invité Flexib à dessiner une image à la fois raffinée et trash, en diapason avec notre approche. Pour le reste de la scénographie, j’ai fouillé mon grand coffre à performance et invité mes collègues à s’approprier des accessoires comme des instruments : bidon d’essence, bol tibétain, clochettes, boîtes de conserve vides ou boîte à musique en tête de clown, claves, appeau à corneille, etc. Nous nous sommes mis en état d’écoute active, résolus à profiter de cette chance de création inouïe, curieux et enthousiastes de se découvrir, chacun et ensemble, poètes aux voix singulières, fortes et sensibles.
Présentée à Caraquet lors du Festival de Poésie, notre performance fut reçue par Ancrages à Moncton lors du Salon du livre de Dieppe puis au Festival Québec en toutes lettres, à nouveau à la Maison de la littérature. Au début d’octobre 2017, nous apprenions que TransCanada laissait tomber Énergie Est. Nous étions immensément soulagés mais aussi interloqués quant à la pertinence de notre travail. Nous sommes une microcoalition de créateurs composée d’un Wendat, d’une Québécoise de source et de deux Acadiens. Nous traçons un couloir entre le Québec et le Nouveau-Brunswick, tout comme espérait vainement le faire TransCanada avec son pipeline outrancier. Le projet Énergie Est s’est effectivement couché à l’Est, et dans le bon sens. Le projet est tombé à l’eau, ô grand merci sans polluer nos rivières, sans contaminer nos sols. Or, nous l’avons échappé belle pour combien de temps ? L’Alberta prévoit toujours doubler sa production de pétrole extrême d’ici 2020 et la tripler d’ici 2035. Des gros pipelines expérimentaux, il s’en construit encore ailleurs chez nos voisins. Le sujet est toujours d’actualité et nous continuons à le traiter à notre mesure.
Forts de notre expertise en matière artistique et outillés des plus actuelles technologies poétiques (les mots, le corps, la voix et le geste), nous avons effectué une recherche in situ et quotidienne primordiale pour le développement du B.I.B, le bonheur intérieur brut. En ce qui concerne notre tuyau poétique, garanti qu’il n’y aura aucun débordement. Nous avons un système de détection des fuites des plus raffinés qui fonctionne aux ultrasons. Sinon, garanti, presque rien : des postillons ci et là, peut-être quelques larmes. Garanti en tout cas que s’il advenait un déversement, les dégâts seraient réglementaires, car si au niveau environnemental la déréglementation est de mise, en poésie, elle est la règle même.
Poésie : Ode à l’eau ; Offres d’emplois ; Chant du pipeline
Réflexion critique : Chanter comme les loups contre les chiens du capitalisme
Texte publié dans le No 16. Déversements.