L’ami en trois
Cher ami, je t’ai vu cette nuit tricoter une très grande tuque en laine, devant public, dans un aréna à cheval sur la frontière du Maine. Les cliquetis arythmiques de tes aiguilles étaient amplifiés et diffusés sur plusieurs grosses boîtes de son dans le fond de l’espace. Derrière toi, deux vieillards jouaient au badminton. Tu tricotais rapidement, vraisemblablement pour que ta tuque soit terminée au même moment que la partie.
J’étais dans les gradins, à la première rangée.
Cher ami, je t’ai vu cette nuit enseigner la musique à des enfants dans un camp de jour. Tu avais confectionné une chaîne de centaines de vêtements de sport que tu as par la suite tendue entre deux grands bouleaux. Ça faisait un très long instrument monocorde dont on pouvait modifier le timbre et la fréquence en grimpant dans l’un ou l’autre des arbres. En jouant sur l’instrument, les enfants commençaient à avoir des démangeaisons cutanées.
J’étais parti à la pharmacie chercher du benadryl.
Cher ami, je t’ai vu cette nuit survoler la Terre de Feu. Elle était collée sur la Gaspésie et dépassait vers le sud, couvrant tout le milieu de la baie des Chaleurs. Dépourvu d’ailes, tu devais battre frénétiquement tes bras pour avancer. Il y avait beaucoup de vent, et ta progression était maladroite et inefficace. Au-delà des champs de glace et de la cordillère de Darwin, j’ai cru comprendre que tu espérais atteindre le Comfort Inn de Bathurst.
Je t’attendais dans le vestibule, à côté de la machine à liqueurs.
Texte publié dans le No 15. Chemins de vers. Poésie