François Pascal. Le dernier sourire du Dauphin

Image tirée du film The People in the House/Les gens de la maison de Louise Bourque  (22 minutes, 1994)

Le dernier sourire du Dauphin

Rue Mont-Royal, elle passa devant la boutique de jouets en remarquant les figurines qui occupaient un pan de la vitrine, puis n’y pensa plus. La vision survint une demi-heure plus tard : ces mignons petits animaux sortaient à la queue leu leu des télés de la grande maison de Westmount, puis s’installaient dans toutes les pièces…
– Vous voulez du maigre ou du mi-maigre ?
… Et Maurice rajeunissait à vue d’œil en observant, émerveillé, cette charmante invasion !
– Madame, votre bœuf haché…
– … Maigre. Le plus maigre possible.
Elle faillit ajouter qu’elle se passerait bien de cette viande, le végétarisme convenant mieux, croyait-on, à son mari. Mais la sauce aux boulettes de Bianca était l’un des rares plaisirs qui restait à Maurice, et le boucher avait autre chose à faire qu’écouter ses clients se plaindre.

Elle se pressa ensuite pour achever ses courses. Spaghetti, légumes et les indispensables bouteilles de Beaujolais-Villages. Il lui restait peu de temps pour retourner au magasin de jouets, car ce serait bientôt l’heure de libérer Bianca.

Quelle superbe et attendrissante ménagerie de plastique ! Éléphants, rhinocéros, lions, tigres et autres habitants des savanes, des forêts ou des mers côtoyaient chiens, chats, singes, loups et des animaux de ferme, dont une grande variété de chevaux. Les proportions, traits sculptés, couleurs, postures, tout concourait à donner à ces figurines une ressemblance étonnante avec leurs modèles vivants. À eux seuls, les yeux relevaient d’un grand art, tant ils étaient brillants et expressifs. Elle montra un renardeau au vendeur :
– Combien ?
– Ça dépend de sa taille. Voyons, celui-ci porte une pastille verte, soit le prix le plus bas… (il consulta une feuille affichée près de la caisse) c’est-à-dire 3,99$.
– Voyons, il est minuscule. Vous devez faire erreur.
Comme pour le prouver, elle ferma la main sur la figurine, qui pouvait tenir sans peine dans son poing.
– Hélas non, Madame. Les Schleich coûtent cher… mais il ne se fait rien de mieux au monde.
– Les quoi ?
– Schleich. C’est la marque. Une entreprise allemande bientôt centenaire. Mon petit garçon est un fan fini de ces jouets, dont chacun est peint à la main. Et voyez, Schleich fait aussi celles-ci…
Elle n’accorda qu’un regard distrait aux Schtroumpfs, dinosaures, fées et autres personnages d’univers fantastiques. Le vendeur souriait.
– Vous savez, dit-il, si vous voulez commencer une collection, je vous suggère d’être patiente ; sinon, le portefeuille en prend un coup et…
– … Vous me mettrez un exemplaire de chaque figurine dans un bon sac. J’espère que vous prenez les cartes de crédit ?

Depuis la fin de ses études de médecine, elle ne supportait pas d’être prise pour une pauvre, une attitude provenant sans doute de l’enfance miséreuse et violente qu’elle avait vécue dans le quartier voisin, Hochelaga. Le vendeur était redevenu sérieux, bien qu’il jubilât intérieurement en estimant la juteuse commission que cette vente allait lui rapporter.
– Donc, un de chaque.
– Attendez : seulement pour les animaux… je veux dire les vrais, qui existent toujours. Donc pas de dinos, de fantastiques ni de personnages.
Elle acheta en tout 92 Schleich pour une somme de 629,56$, portée sur la VISA Infinite. Et ce fut en saisissant le sac rempli de figurines que la docteure Marine Gauthier sourit pour la première fois depuis plusieurs semaines.

Assis devant la télé de la cuisine, Maurice regardait le documentaire sur les derniers tigres du Bengale. S’il avait dû le voir au moins douze fois, il le fixait, immobile, avec une attention que rien ne semblait pouvoir briser, pas même le retour de Marine. Mais il ne reconnaissait pas son épouse depuis qu’il avait atteint le stade avancé de la maladie d’Alzheimer.
– Bonjour Bianca.
– Bonjour Madame. Je vous ai fait des cigares au chou.
– Parfait. Il a été bien ?
– Comme vous voyez… Il n’a pas bougé depuis que vous êtes partie. Eh ! Mais vous rapportez beaucoup de choses, s’exclama la domestique en voyant les trois gros sacs que déposa la patronne.
– Oui, je suis allée sur le plateau Mont-Royal pour voir ma fille avant qu’elle parte en voyage, puis j’ai fait mes courses dans le quartier. Il y a une excellente boucherie, voyez cette belle viande… Demain, vous pourrez préparer la sauce aux boulettes ? On mangera des pâtes. Mon dieu, ils sentent bien bons vos cigares au chou…

C’est tout ce qu’il leur restait. Des odeurs appétissantes. Des dizaines de documentaires animaliers tournant en boucle du matin au soir et en réseau, dans cinq pièces du cottage, depuis que Marine avait découvert leur effet apaisant sur Maurice. Des souvenirs des temps heureux et dont les deux femmes ne venaient à bout qu’après quelques sanglots ou, plus rarement, par un fou rire qu’elles se hâtaient d’étouffer.

Te rappelles-tu, Maurice… Pour Marine, les souvenirs surgissaient surtout le soir ou la nuit, et toujours par ces mots, le début d’une prière litanique, ses vêpres à elle pour célébrer tout ce que le malade avait créé de beau dans sa vie de mari et de père. Car tout y passait et sans ordre. Te rappelles-tu, Maurice, du jour où je t’ai annoncé, catastrophée, que j’étais enceinte de Mélanie ? Je t’ai dit que je me ferais avorter et tu m’as répondu, hilare : “Nous ne voulions pas d’enfant et ignorons tout de l’art d’en élever, mais nous en avons « scoré»un ; ça va être merveilleux !” Te souviens-tu de notre première rencontre sur le parvis de l’église Côte-des-Neiges, après les funérailles de notre ami André Sanscartier ? Je t’avais engueulé pour l’oraison funèbre que tu avais prononcée, parce que je l’avais jugée trop guillerette dans les circonstances. Tu en avais rajouté et m’avais poliment envoyée chier en m’offrant tes plus sincères condoléances. Et quelques heures plus tard, à ce party qu’André avait justement voulu joyeux, te rappelles-tu du slow que nous avons dansé ? Tu as toujours prétendu que c’était Nights in White Satin des Moody Blues, alors qu’il s’agissait de Still loving You des Scorpions. Comme je te dépassais d’une bonne tête, tu avais la tienne sur mes seins et ça ne semblait pas te gêner. Combien de fois m’as-tu dit : “J’ai toujours aimé les femmes plus grandes et intelligentes que moi” ? Est-ce que tu sais encore avoir été le premier homme à me faire jouir ? Pour une femme de 37 ans, ce n’était pas rien, mais pour moi, dont la libido était nulle, et la vie sexuelle, un champ de ruines, ce fut un miracle…

Puis, la voix des souvenirs mourrait, comme une vague ayant fini de s’étendre sur un sable très chaud. La routine reprenait, maintenant éprouvée, essentielle pour le malade et ses proches, et que troublaient seulement les crises de larmes ou de colère de Maurice, heureusement plus rares à mesure qu’il s’enfonçait dans son monde végétatif.

Le stade « modéré » de la maladie avait été si long et pénible ! Au point que Bianca, au service du couple depuis une décennie, avait voulu rendre son tablier. Elle pouvait faire face à l’incontinence du malade, mais pas à ses accès de rage, avait-elle expliqué à Marine, qui répondit sèchement que ceux-ci ne dureraient pas, en plus d’offrir à la domestique une augmentation salariale substantielle. « Ma fille, peut-être qu’il ne vous reconnaît plus, mais il s’est habitué… enfin, il s’est réhabitué à votre présence. Vous n’allez pas me laisser tomber ! Écoutez, il va crever bientôt, et vous pourrez faire tout ce que vous voudrez », avait-elle ajouté. Bianca avait fondu en larmes et décidé de rester.
– Laissez, lui dit Marine, je vais ranger les courses et m’occuper du reste. Allez-y maintenant ; sinon, vous manquerez votre bus.
Elle ne voulait pas lui montrer les figurines. Demain, elle prendrait le temps de tout lui expliquer.

Bianca partie, Marine reprit le sac de Schleich et alla vider la moitié de son contenu sur la grande table de la salle à manger. Elle y en laissa quelques figurines et disposa les autres dans toute la maison, notamment près des téléviseurs et sur eux, ce qui lui prit quatre voyages. Entre chacun, elle revenait jeter un œil sur Maurice : ça allait, il regardait toujours les tigres. Et il faisait même ce geste, lui aussi plus rare maintenant, de tendre son bras droit en pointant un index tremblant vers la télé tout en fronçant les sourcils, comme si quelque image le choquait, bien que cette pose n’annonçât jamais une crise. Peut-être était-ce au contraire une façon de montrer qu’il appréciait le film. Il pouvait d’ailleurs se figer ainsi durant de longues minutes, sans désemparer, en émettant parfois des grognements, mais faibles et doux.
– Maurice, ce soir, c’est la fête : nous soupons à la salle à manger, pas dans la cuisine, lui dit Marine quand elle eut fini d’installer les Schleich. Tu es d’accord ?
Elle suivait les recommandations du docteur Graf en posant des questions fermées. Mais elle eut beau répéter celle-là plusieurs fois, Maurice ne réagit pas, le doigt désignant toujours la télé. Finalement, elle saisit ce doigt et demanda à son mari s’il avait faim.
– Mhhi…
Ça voulait peut-être dire oui.
Elle lui prit les deux mains pour le lever, puis l’amena à la salle à manger. Maurice ne marchait plus qu’à tout petits pas en regardant ses pieds, comme s’il craignait de perdre l’équilibre ou de heurter un obstacle, et en s’essoufflant vite. Une fois attablé, il toussa de cette toux caverneuse, effet de la pneumonie qui ne le lâchait pas depuis quelques mois, et attendit, les yeux vitreux figés sur son assiette vide. Il ne prêta aucune attention aux quelques chevaux, étalon frison, jument arabe, poulains pinto et mustang, qui paraissaient sur le point de s’élancer sur la table, ni au lapin, à la grenouille et au chiot golden retriever qui jasaient en silence près de la théière, sur le couvercle de laquelle un chat bleu assis observait souverainement l’assemblée. Déçue, Marine alla chercher deux bols de soupe.

Ce n’était pas un bon jour comme elle l’avait pensé. Si Maurice commença par utiliser ses ustensiles sans aide, la soupe le fit tousser et pleurer. Au plat principal, la bouche pleine, il oublia comment avaler. Marine voulut lui rappeler comment faire, mais il ne la regardait pas, et un morceau de cigare au chou médiocrement mastiqué s’échappa de ses lèvres. Elle prit alors ses propres ustensiles pour lui présenter la nourriture ; il ne desserra pas les lèvres et grogna. Elle eut alors l’idée de prendre le chaton bleu et de le lui montrer, en espérant un effet calmant de cette diversion ; il lui arracha la figurine des mains et la jeta violemment sur le parquet en hurlant.

Marine dut quitter la table et se rendre à la fenêtre pour tenter de refouler un début de rage. « Gardez toujours à l’esprit que votre mari ne fera jamais exprès de vous créer des difficultés, et il vous faudra donc accepter celles-ci sans jugement », lui avait dit aussi le docteur Graf. Bien sûr, c’était plus facile à dire qu’à faire. Et, cette fois, un petit Schleich avait compliqué la situation au lieu de la dénouer. Marine comprit qu’elle était en colère surtout contre elle-même : cet achat de figurines avait été stupide.

La suite du repas fut chaotique jusqu’au moment où Maurice se retrouva trop fatigué pour continuer à s’énerver ou même à manger. Il n’avait avalé qu’une moitié de cigare et fixait son assiette, la tête de plus en plus penchée vers elle, les paupières presque closes et que seules des quintes de toux ouvraient brièvement sur un regard apeuré. Depuis le début du mois, les soupers se terminaient trop souvent ainsi. Encore une fois, il faudrait oublier la promenade digestive au jardin et probablement la séance de lecture à haute voix que Marine faisait à son mari avant et pour qu’il s’endorme. Il n’y eut en effet que le bain, et il se passa bien, puisque Maurice, somnolent, se laissa manipuler – dieu qu’il avait maigri ! Elle dut même le réveiller pour qu’il se relève de la baignoire et, docile comme un enfançon éreinté, se laisse passer un pyjama. Puis, elle alla le coucher dans la chambre d’ami, où il dormait depuis le début du stade modéré de sa maladie. Ainsi, les époux ne se dérangeaient pas pendant leur sommeil agité, puisque Marine avait conservé ses quartiers dans la chambre des maîtres. De là, elle pouvait intervenir rapidement, car les deux pièces se faisaient face de chaque côté du couloir et leurs portes restaient ouvertes en tout temps.
– Bonne nuit, mon Dauphin, dit-elle en l’embrassant sur le front.
Mais il ronflait déjà bruyamment, et une expectoration d’un brun rougeâtre suintait de ses lèvres. Marine l’essuya en soupirant. Sur la table de nuit, une loutre et un zébreau affichaient une mine consternée.

Le jour, elle ne pleurait jamais. Devant Maurice et Bianca, les infirmiers visiteurs, ou même avec sa fille Mélanie, elle restait la stoïque, l’inébranlable docteure Gauthier. La maladie de Maurice l’avait pourtant beaucoup changée, au point que Marine rappelait la jeune femme triste qu’elle avait été avant de le rencontrer : sévère, hautaine, pessimiste, avare et volontiers cassante. Ainsi avait-elle rembarré l’infirmier, après qu’il eût osé tutoyer le malade, « l’une des plus grandes gloires du pays ; vous devriez avoir honte ! ». Elle reprochait mille et une vétilles à Bianca, comme chantonner en travaillant ou ne pas avoir rempli suffisamment la salière. Elle s’était même entendue répondre au docteur Graf, qui venait de lui recommander pour la énième fois de placer Maurice à l’Institut de gériatrie, que « ce sont les instituts qui doivent se déplacer chez les malades riches, et non l’inverse. Je vous paie bien, vous et mon bataillon d’infirmiers ? Et vous venez ! ».

Mais le soir, une fois Maurice couché, elle redevenait secrètement la fillette d’Hochelaga, rongée par le manque d’amour et la certitude de ne pas en faire assez, que tout était de sa faute. Elle ne craignait plus son père alcoolique, incestueux et batteur de femelles, mais les souvenirs qui l’assaillaient dès la nuit tombée, comme autant de fantômes qu’elle tentait de chasser en errant dans ce château de Westmount, un verre de Beaujolais-Villages à la main et toutes les veilleuses allumées. Ceux de sa vie de jeune couple étaient particulièrement tenaces et douloureux.

Ce soir-là, pourtant, ils tardèrent à venir et se firent moins oppressants ; leur tristesse était douce, presque consolante, et Marine se demanda si c’était à cause des figurines, qui empreignaient la nuit habituellement menaçante d’une atmosphère bon enfant, rappelant celle des crèches de Noël. Elle avait répandu les Schleich partout, même sur les veilleuses, les thermostats, les rayonnages de livres, la terre des pots à plantes… Ici, un loup arctique, par sa blancheur, irradiait sa propre lumière. Là, une girafe à la tête relevée, pour suggérer qu’elle broutait quelques feuilles d’acacia, semblait plutôt suivre Marine des yeux. Sur une table basse de la bibliothèque, deux jeunes mères se montraient fièrement leur progéniture : un bébé kangourou dont seule la tête émergeait de la poche marsupiale de sa maman et un gorillon couchée sur le dos de la sienne.

Portée par cette ambiance, et le Beaujolais-Villages aidant, Marine se mit à jouer. Elle qui s’était fait voler son enfance et ses jeux entreprit de déplacer les figurines pour composer des tableaux insolites. Un chiot bouvier bernois devint cornac, juché sur le cou d’une éléphante d’Asie. Un suricate debout examinait en dentiste la gueule grande ouverte d’un hippopotame. Une raie manta, un petit cerf de Virginie et un bison tenaient conférence sur les bras d’un fauteuil, alors que quatre Schleich couchés, agneau, bébé jaguar, lapin et poulain haflinger, se reposaient sur le magnétoscope, sans craindre le poisson-scie à leurs côtés…

Marine découvrit aussi un tigreau du Bengale, qui la ramena à Maurice. Qu’aurait-il pensé, avant sa maladie, de la voir s’amuser ainsi ? Sans doute, avec sa fantaisie coutumière et son imaginaire si riche, se serait-il joint à elle avec enthousiasme : « Enfin, ma “Castore” se détend un peu ! Regarde, tu peux jucher le suricate debout sur la raie manta ; il sera son périscope… »

Conteur infatigable, il l’avait toujours tenue ainsi sur la brèche, lui faisant miroiter mille et un petits bonheurs en magnifiant les moindres aléas de la vie, même les plus triviaux. Il découvrait une casquette, un stylo ou quelque autre objet échappé sur le trottoir ? C’était le début d’une belle histoire. Il décrivait à Marine le propriétaire de l’objet, pourquoi ce dernier avait été perdu et comment lui, Maurice, allait transformer ce cadeau inattendu en plaisir pour sa femme. Les prémisses d’une nouvelle saison, même le si long hiver nordique que Marine abhorrait, l’exaltait et lui inspiraient des projets d’excursions, de jardinage ou de rénovations. Les parfums l’enivraient. Te rappelles-tu, Maurice, du jour où je t’ai vu te lever de ton fauteuil au milieu d’une conversation pour aller dans la cuisine ? Tu as alors ouvert un récipient et plongé la tête dedans.
– Mais… que fais-tu mon Dauphin ?
– Rien… J’hume l’odeur du café. J’en avais envie, c’est tout.
Ils s’étaient donné des surnoms, à l’instigation de Maurice bien sûr, qui avait découvert sur Internet une page expliquant les symboles associés aux animaux. Il était donc devenu le Dauphin de Marine, soit son « souffle-énergie », sa régénérescence, et elle la Castore de son mari, tant elle était travaillante et prévoyante.

En déplaçant les Schleich, elle découvrit une pièce d’un dollar sous un calorifère, et cela lui amena une autre bouffée de souvenirs.

Te rappelles-tu, Maurice, du remède incroyable que tu as constitué patiemment pour me guérir de mon avarice ? L’argent avait été l’une des rares sources de mésentente pour le couple. Les premières années de leur union. Maurice était professeur de littérature au cégep de Maisonneuve et gagnait donc moins que sa femme psychiatre – ce qui, au lieu de l’indisposer, le ravissait. « On a décidé de ne pas avoir d’enfant, on n’a pas de dettes, pas de pension alimentaire à payer à des ex, donc profitons de la vie ! », martelait-il face à Marine, que la moindre dépense de restaurant ou de voyage inquiétait. « Ne me fait pas croire, Castore chérie, qu’un revenu combiné de plus de 275 000 dollars par an est insuffisant pour nos besoins… ». Bien sûr que c’était suffisant, surtout que Maurice, contrairement à ce que croyait Marine, ne jetait pas leur argent par les fenêtres. En fait, il pratiquait sans le savoir la simplicité volontaire. Il ne savait pas conduire une voiture, ne possédait ni téléphone intelligent ni autres gadgets électroniques à l’exception d’un ordinateur et détestait prendre l’avion. Ses seuls plaisirs trop coûteux selon Marine étaient un souper fin dans un grand restaurant, une soirée au théâtre, une excursion dans les Laurentides, et seulement de temps à autre. En un mot, quelques sorties d’épicurien, et que Maurice payait généralement avec son propre argent.

Oui, mais allez convaincre une femme qu’elle ne manque de rien alors que, fillette à Hochelaga, elle avait dû trop souvent se contenter d’un seul repas par jour, constitué parfois seulement d’une tranche de pain beurrée à la graisse de rôti, et pour qui un repas chez MacDonald était un luxe inimaginable…

Oui, mon avarice était maladive. Te souviens-tu, Maurice, de ce jour où, excédé d’une autre de nos interminables discussions sur l’argent, tu m’as déclaré : « D’accord ! d’accord ! je vais gagner davantage. Mais je ne te dis pas comment – évidemment, ça sera de façon légale – et je te demande d’être patiente. Donne-moi deux ou trois ans. » Peu après, tu m’as confié vouloir écrire. Et tu as créé Cassandre O’Connor, psychologue spécialisée dans l’aide aux victimes d’actes criminels et particulièrement habile pour trouver les auteurs de ceux-ci. Tu t’es bien sûr inspiré de moi en faisant de ta Cassandre une grande bringue lunatique, acariâtre, complexée et, bien sûr, avare. Mais elle était si drôle, tant de gens l’ont aimée, et en seize langues ! Tu es devenu le roi du polar et fabuleusement riche, alors que ça ne devait pas marcher, comme tous les éditeurs ayant refusé tes premiers livres te l’avaient dit : « Héroïne antipathique, intrigues échevelées, humour à contretemps… » Mais tu t’es obstiné, mon Dauphin, tu étais tellement sûr de toi ! Te rappelles-tu ce que tu m’as répondu quand je t’ai demandé la signification de ce T que tu avais ajouté à ta signature entre Maurice et Leblanc, pour te différencier de l’auteur des Arsène Lupin ? « ’Sais pas. Théodore ou Théodule, Tarzan ou Travis… ou Tire-moi-la-bite-pour-que-je-te-visse… » Toi aussi, tu étais si drôle ! Parfois vulgaire, ce que je n’aimais pas, mais même tes grossièretés me manquent aujourd’hui. Elles me choquaient, donc me réveillaient, me ramenaient à la vie, la vraie, celle qui sue pour avancer et qui ne sent pas toujours bon… Reste, mon doux dauphin, s’il te plaît, reste encore un peu !

Cette soirée à jouer avec les Schleich, à se remémorer tant de souvenirs et à boire une bouteille et demie de Beaujolais-Villages avait épuisé Marine. Aussi, le lendemain matin, contrairement à son habitude, elle ne sortit d’un sommeil lourd mais embrouillé qu’après l’arrivée de la domestique. Sa première pensée fut bien sûr pour Maurice, qu’elle ne trouva pas au rez-de-chaussée.
– Où est-il ? demanda-t-elle à Bianca.
– Mais… dans sa chambre, vous ne l’avez pas vu ?
– Je suis descendue si vite… Je me suis levée si tard…
– Madame, il ne va pas bien. Comme vous dormiez, c’est moi qui l’ai habillé. Il n’a pratiquement pas touché à son petit déjeuner et tousse énormément. Il a passé un peu de temps dans la salle à manger, puis j’ai compris qu’il voulait se recoucher. Je l’ai aidé à se réinstaller dans son lit. Monsieur Maurice n’a pourtant pas l’habitude de faire des siestes…
– Le docteur Graf doit passer en fin de journée. Je vais voir s’il peut venir plus tôt.
Elle remonta à l’étage. Maurice dormait profondément, la bouche ouverte exhalant une odeur fétide à travers un ronflement éraillé. Les joues étaient pâles, comme vidées de leur sang. Marine décida de ne pas le réveiller et quitta vite la pièce. En fait, elle ne pouvait tout simplement pas supporter de le voir ainsi. Elle se rendit à la salle à manger où se trouvait son téléphone portable, pour appeler le docteur Graf.

En apercevant les figurines sur la table, elle se souvint que Maurice avait jeté à terre le chaton bleu. Elle ne l’y trouva pas, car elle le découvrit plutôt sur une commode, à côté du téléphone. Et les autres Schleich, chevaux, lapin, grenouille et chiot golden retriever, avaient changé de place. Ainsi, le lapin chevauchait comiquement l’étalon frison.
– Bianca, pouvez-vous venir un instant ? Je suis dans la salle à manger.
– Oui Madame ?
– Comme vous avez pu le voir, j’ai acheté hier plein de jouets pour mon mari…
– … Oui, ils sont tellement mignons !
– … Et ceux-ci, sur la table, vous y avez touché ce matin ?
– Non. Je suis entrée pour emporter la vaisselle de votre repas d’hier soir. Monsieur Maurice m’a accompagnée et est resté un moment dans la pièce.
Même si le Beaujolais-Villages pouvait lui jouer des tours, Marine était certaine de ne pas être revenue dans la salle à manger après le souper de la veille. Donc, si ni elle ni Bianca n’avaient bougé les Scheich…
– Vous êtes vraiment sûre de ne pas avoir déplacé les figurines ? Je ne vous en veux pas si vous l’avez fait, mais je dois le savoir. C’est important.
– Je vous jure que je n’ai touché à rien d’autre qu’à la vaisselle, répondit solennellement Bianca, une main sur le cœur.

C’était donc lui… Maurice, après le petit déjeuner, avait remis le chaton sur la commode et posé le lapin sur le cheval. Il avait joué avec les petits Scheich, et cette découverte amena un large sourire sur les lèvres des deux femmes. Pour Marine, c’était un sourire de victoire, et il lui en fallait une ce matin, alors que Maurice perdait le souffle et les couleurs de la vie.

Le docteur Graf promit de devancer sa visite et tint parole, arrivant peu avant midi.
– La pneumonie a malheureusement progressé, dit-il à Marine, après avoir longuement ausculté le malade. On peut le soulager avec ceci (il tendit une ordonnance) ; quant à le guérir… Vous le savez, les malades d’Alzheimer décèdent généralement d’une pneumonie ou de plaies de lit. En un mot, c’est le début de la fin.
Marine soupira profondément pour ne pas pleurer.
– Et c’est pour quand ? chuchota-t-elle.
– D’ici quelques jours.
– Quelques semaines ?
– Non. Je suis désolé…
Elle le reconduisit au vestibule. Ils se donnèrent une poignée de main en s’échangeant un regard douloureux, puis, spontanément, se donnèrent une longue accolade. Il lui murmura alors à l’oreille :
– Je vous connais depuis longtemps, Marine, vous et votre résilience. Mais quel courage vous avez eu ! Prendre une retraite prématurée pour vous occuper de Maurice, alors que je vous conseillais plutôt son placement en institution. Mais c’est vous qui aviez raison… parce que vous vous êtes montrée à la hauteur. Vous le serez encore, je le sais, jusqu’au bout, jusqu’à sa délivrance… En passant, vous avez bien fait de lui acheter tout ça.
– Quoi donc ?
– Les Scheich. Figurez-vous que je les collectionne, ce qui désespère ma femme. Quel grand enfant je suis resté ! Et, pour un amateur comme moi, il y a de quoi être jaloux : on dirait que vous avez acheté toute la série des animaux.
Marine esquissa un faible sourire
– Ce matin, il a joué avec, dit-elle.
Le docteur la regarda d’un air étrange.
– Attendez, vous voulez bien me répéter ça ? Vous me dites que, dans son état, ce matin, votre mari a réussi à jouer avec les Scheich ? Vous me faites marcher…
– Si ce n’est pas lui, ce sont les figurines qui ont joué entre elles. Alors… peut-être quelques semaines encore ?
Il ne répondit pas et enfila son imperméable en évitant de la regarder.
– Bonne chance, docteure (il insista sur ce titre) Gauthier. Courez acheter le médicament que je lui ai prescrit. Et tenez-moi au courant.

Or, apparemment, Maurice avait bel et bien joué avec les figurines, comme le montra l’attitude qu’il eut à l’égard de la jolie tortue géante des Seychelles, cet après-midi-là. Il avait fini par se réveiller tout à fait et, comme d’habitude, s’était retrouvé assis devant la télé de la cuisine. Un documentaire sur les dernières baleines bleues passait sans retenir son attention. Il regardait plutôt tout autour de lui : Marine qui ne le quittait pas des yeux, Bianca en train de concocter sa fameuse sauce aux boulettes, les comptoirs, la table, les figurines dessus, il y en avait partout… Maurice fronça les sourcils et son bras droit se leva lentement, tant cela semblait exiger d’énergie, en pointant un index tremblant non vers la télé mais en direction du buffet sur lequel Marine avait installé une colonie de Schleich : un placide cochon du Vietnam, une biche étonnée, un Grizzly debout, qui ressemblait ainsi à un nounours d’enfant, la tortue des Seychelles qui paraissait reprendre son souffle entre deux pas…
– Tu veux… un… petit animal ? demanda Marine en hoquetant de joie. Lequel… Le cochon ?
Il se passa alors quelque chose d’extraordinaire : Maurice sembla comprendre la question, car, non ! non ! non ! fit-il de la main, en observant celle de Marine allant de l’un à l’autre Schleich du buffet, il ne voulait absolument pas du cochon, ni de la biche, ni de l’ours, mais – enfin ! – oui, la tortue, apporte-moi la tortue, signifia-t-il clairement de l’index. Il la prit et la contempla d’un air grave qui, d’une personne en santé, aurait passé pour de la frayeur, en promenant un pouce sur la tête, le cou, les écailles de la carapace puis entre elles, sur les stries ocre foncé. Le geste était très lent, doux et sans tremblements, une véritable caresse. Te rappelles-tu, Maurice, comment tu touchais ainsi longuement tout ce que tu aimais, une belle pêche bien mûre, la chienne du voisin, la chevelure de Mélanie, mes mamelons… Tant de chaleur qui nous laissait pantelantes d’amour pour toi…
– Tu aimes la tortue, mon chéri ? Tu la trouves belle ?
– Mhhi… Mou… Oui.

Maurice sembla sur le point d’ajouter quelque chose, mais fut saisi d’une furieuse quinte de toux, qui lui fit lâcher la figurine. Marine posa d’autres questions, et certaines ouvertes, au malade ; en vain, il était retombé dans son monde obscur. Le miracle était passé, mais il avait eu lieu ! Depuis combien de mois avait-il prononcé un mot complet ? Établi une véritable communication, plus complexe que faim ou soif, dodo ou caca ?
– Bianca, écoutez-moi bien. À partir de maintenant, c’est « Schleich à volonté » pour Monsieur Maurice. Il vous en demande un ou dix ? Vous les lui donnez et vous le surveillez : qui sait, il pourrait en porter un petit à sa bouche et l’avaler… Et vous laissez les figurines là où elles se trouvent dans la maison, même si ça complique votre ménage. Mon dieu, s’il continue à caresser la tortue comme ça, il va lui donner vie… Il a donné vie à tant de personnages, n’est-ce pas, Bianca…
– Oh oui, Madame !

Elles avaient du mal à retenir leurs larmes. Marine se donnait un vain espoir et le savait. La figurine ne s’animerait jamais, et Maurice allait bientôt s’éteindre, comme les vraies tortues géantes et avant elles… Pourtant, il venait de surgir un instant de sa solitude figée pour dire oui à la beauté. Pourrait-il récidiver ? Marine ferait tout pour qu’il le fasse, et ça pouvait, ça devrait marcher. Te rappelles-tu, Maurice, de tous nos parents et amis qui disaient que notre mariage ne marcherait jamais ? Toi, petit être joyeux, câlin et sensuel, avec moi, échalote de femme qui traînait partout une humeur morose et causait peu, sinon pour se plaindre de tout ? Mais, oui, notre union a été une réussite, malgré nos disputes, ta légèreté parfois insupportable, mes crises de nerfs, ton alcoolisme… Même aujourd’hui, dans ton état, et pour employer une expression qui t’était chère, nous venons de scorer ensemble un point de toute beauté, mon Dauphin. Quand je dirai ça à notre fille…

Or, Maurice cessa ensuite de s’intéresser aux Schleich, trop occupé à mourir. En trois jours, il passa, comme le chante Brel dans Les vieux, « du lit au fauteuil et puis du lit au lit ». À tout hasard, Marine disposa d’autres figurines dans sa chambre à coucher, en choisissant celles qui paraissaient sourire : la maman golden retriever, la jument shire, la chèvre domestique, le cochon rose, sans oublier la tortue géante des Seychelles. Le regard du malade tombait sur elles de temps en temps, mais avec le même air absent qu’il avait pour les documentaires.

Il ne respirait plus que par râles, la bouche pleine de sécrétions nauséabondes. Il refusait toute nourriture, et boire lui causait parfois des spasmes violents qui le faisaient vomir. Son agitation pouvait aussi signaler qu’il fallait changer de place sur le lit ce tout petit corps luisant de sueur qui, elle aussi, sentait la mort. On reçut alors la visite des frères et de quelques amis de Maurice pour les adieux d’usage, ces « Je t’aime » gênés en tenant la main du moribond inconscient. On revit aussi, et presque chaque jour, l’infirmier au tutoiement facile et le docteur Graf. Ce dernier déconseilla les antibiotiques et un soluté, qui risquaient d’augmenter les sécrétions ou l’inconfort. C’était la fin, avec morphine aux quatre heures, et on n’avait plus qu’à attendre le décès avec la patience des Schleich.

Marine, qui avait redouté ces moments, s’étant cru incapable de les vivre, s’en tira bien. Elle se montra plus habile que l’infirmier pour déplacer Maurice dans son lit ou pour lui donner les soins intimes. Pendant des heures, elle pouvait lui caresser la main ou lui lire – mais le malade l’entendait-il ? – des textes qui avaient fait leur fortune et dont certaines phrases prenaient une allure prophétique :
« Inspecteur, dit Cassandre en le regardant d’un air furieux, soit vous me prenez pour une conne soit vous n’avez pas lu le rapport diagnostique que je vous ai envoyé sur Nèj Casabonne, et notamment ma recommandation de la placer sans tarder dans une institution spécialisée. Soit dit en passant, tout à l’heure, vous avez tutoyé Mme Casabonne, et je me suis demandé pourquoi…
– Première hypothèse, docteure O’Connor : je vous prends pour une conne ! Car j’ai lu votre rapport qui ne tient pas la route, tant il dégouline de complaisance pseudo-médicale. Cette Nèj a tué le gardien de sécurité, ça ne fait aucun doute !
– Est-ce que mon rapport affirme le contraire ? Bien sûr qu’elle a tué le gardien. Seulement voilà : elle ne s’en souvient plus à cause de sa maladie. Elle n’a pas vu un homme en uniforme, ce soir-là, mais rien de moins que le diable en personne. On peut tuer une vision parce qu’elle est insoutenable. Et on peut vivre sans se souvenir. Croyez-moi, inspecteur, ça existe et ce n’est pas facile. Cette grande malade de 55 ans se raccroche à tout ce qu’elle croit pouvoir lui venir en aide, même à un minuscule ours en peluche comme celui que vos hommes ont trouvé près du cadavre… »

Te rappelles-tu, Maurice, du jour où tu m’as annoncé le diagnostic ? Je me suis mise à chialer et à crier à quel point c’était injuste qu’un homme aussi cultivé et intellectuel que toi aies cette câlisse de maladie qui allait te faire retomber en enfance. Tu m’as dit de me calmer, j’en ai remis en jetant à terre les bibelots du manteau de la cheminée, et tu m’as giflée : « La justice n’a rien à voir là-dedans, ma Castore ! C’est d’amour que nous devons parler maintenant ! En auras-tu assez pour moi, et jusqu’au bout ? Parce qu’il faudra en avoir pour deux… » Et, comme d’habitude, tu as plaisanté : « De toute façon, je ne peux pas retomber en enfance, puisque c’est une période que je n’ai jamais quittée, non ? Ce sera simplement une enfance, disons, un peu plus… profonde… En plus, je cesse de boire, comme ton ami Graf l’a recommandé, et ça commence maintenant : plus une goutte d’alcool ! N’est-ce pas formidable ? »

Un soir, Marine entra dans la chambre de Maurice et sut qu’il ne passerait pas la nuit. Elle le crut en coma agonique et non en sommeil, car il ne respirait plus que par à-coups, certains longuement espacés. Et quand il parvenait à arracher enfin un peu d’air, c’était par un râle si bruyant qu’il couvrait le son du documentaire sur les derniers manchots de Humboldt. Elle texta à Mélanie, alors en voyage d’affaires : « Ton père s’en va. Libère-toi tout de suite pour revenir l’embrasser une dernière fois, en espérant qu’il sera encore là. Ne sonne pas ; utilise ta clé. Tout notre amour t’accompagne », puis elle prit la main de son mari et, comme les petits Schleich sur la table de nuit, attendit.

Vers une heure du matin, Maurice ouvrit les yeux, qui, après quelques secondes, se firent étonnamment mobiles, inquisiteurs, furetant partout dans la pièce, comme si le malade se demandait ce qu’il faisait là. Il voulut se redresser, et Marine l’aida à s’asseoir dans le lit. « Un peu d’eau, mon amour ? » Il en but pas mal et sans s’étouffer. C’était sans doute cet ultime soubresaut d’énergie avant la mort, un phénomène qui étonne et fait vainement espérer les proches, mais pas les médecins. Marine se contenta donc d’apprécier modérément ces instants, les derniers peut-être, à côté de son mari conscient. Te rappelles-tu, Maurice…

Elle s’attendait à ce qu’il se rendorme aussitôt, mais il tourna ta tête vers son épouse – oui, vers sa femme, car il eut l’air de la reconnaître, en la regardant fixement sans cet air étonné, hagard ou hostile propre aux malades d’Alzheimer. Seule une supplication d’une tristesse infinie voilait ses yeux et fronçait ses sourcils : Quand est-ce que ça va finir ? semblait-il demander.
– Bientôt, mon Dauphin, répondit Marine en pleurant doucement. Bientôt tu te rendormiras et tu ne souffriras plus.
Le regard de Maurice retomba sur les Schleich de la table de nuit. Lentement, il leva un bras vers eux.
– Tu veux un petit animal, mon chéri ? Lequel ?
Il répondit par un mouvement vif dont Marine ne l’eût pas cru capable : son avant-bras fit glisser d’un coup sec la demi-douzaine de figurines de la table au lit où ils tombèrent, pêle-mêle, sur la couverture. Épuisé de son geste, Maurice les regarda en respirant bruyamment et comme s’il en cherchait un en particulier. Le cochon rose, étendu sur un flanc, regardait Marine d’un air taquin, et elle avança une main pour le prendre.
– Je peux jouer avec toi, Maurice ?
Cette fois-ci encore, il parut comprendre la question, car, non ! non ! non ! sa main prit celle de Marine et l’éloigna, je ne veux pas jouer, ce n’est pas ça… Il fit ensuite un autre geste éreintant en déployant ses deux bras, les mains ouvertes, pour les ramener plusieurs fois vers lui ou, plutôt, vers les autres Schleich sur le lit. Amènes-en ! amènes-en !
– Que veux-tu, amour ? D’autres figurines ?
– Mhhi…
Elle se leva pour ramasser les Schleich qui se trouvaient sur les autres meubles de la chambre et les lui apporter, mais Maurice, après les avoir regardés, continua à agiter les bras. Amènes-en ! Amènes-en D’AUTRES ! Elle déboula l’escalier pour aller chercher les figurines de la cuisine, de la salle à manger, des salles de bains… Il veut tous les Schleich ! et ce fut pour Marine une urgence absolue, incompréhensible mais requérant la plus grande diligence. Même pour aller préparer une injection de morphine ou appeler une ambulance, elle n’aurait pas agi plus vite.

Ce ne fut pas assez : si le lit était maintenant couvert de figurines, que Maurice fixait attentivement, il en fallait encore, les bras du moribond s’agitant toujours, bien que plus faiblement, usant ses dernières énergies. Où restait-il des Schleich dans la maison ? Dans le vestibule, le couloir d’en bas et… plus près, dans la chambre d’en face ! Marine se souvint brusquement qu’elle avait déployé seulement la moitié de la collection dans la maison, le reste se trouvant toujours dans le sac du magasin de jouets, sac qu’elle avait suspendu à un crochet de sa garde-robe. Elle courut le chercher, le vida doucement sur les autres figurines couvrant Maurice et redescendit aussitôt au rez-de-chaussée pour aller chercher celles qui s’y trouvaient encore.
– Mhhi ! Ma ! Ci !
Le ton des cris ne laissait aucun doute : il l’appelait. Elle remonta les mains vides et découvrit Maurice les bras étendus sur les Schleich. De toute évidence, il n’en voulait plus d’autres. Il tentait de reprendre son souffle et montrait des signes d’inconfort. Marine prépara une injection de morphine, mais Maurice l’arrêta d’un grognement et la fixa comme il l’avait fait plus tôt, de ce regard qui semblait lucide, sans tristesse cette fois mais ferme. Pas tout de suite la piqûre… Sa bouche ne cessait de s’ouvrir et de se refermer, laissant échapper de petits Ha ! ou Oh ! délicats, comme ceux que le chimpanzé sur le lit aurait poussés s’il eut été vivant.
– Tu veux me parler, mon amour ? Vas-y… Je t’écoute et je te comprendrai. Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, je te comprendrai. C’est le temps ou jamais…
Comme s’il avait attendu ces mots, il leva faiblement les bras et tendit ses deux poings fermés à Marine. Quelque chose de triangulaire et de gris dépassait l’un d’eux. Quand il ouvrit les mains, elle se leva d’un bond et se mit à crier. Maurice cessa de gazouiller. Ses lèvres se fermèrent et s’étirèrent légèrement comme si elles cherchaient à sourire.

Mélanie arriva peu après trois heures du matin. Elle fut accueillie, dans le vestibule, par le loup arctique. Le couloir du rez-de-chaussée baignait dans une atmosphère surréelle, les veilleuses illuminant une douzaine de Scheich au garde-à-vous. La girafe à la tête relevée regarda la jeune femme monter lentement l’escalier. Mélanie entendit alors une voix qu’elle ne connaissait pas avant de comprendre qu’une télé était allumée. C’était celle de la chambre d’ami, qui diffusait un documentaire sur les derniers orangs-outangs de Bornéo, en éclairant le lit couvert de figurines parmi lesquelles elle trouva son père et sa mère enlacés. Tous étaient couchés sur le flanc, sauf un castor debout sur le cou de Maurice. Marine dormait profondément, tenant d’une main sur son cœur un petit dauphin à la queue en triangle, et l’autre main plongée dans les cheveux de son mari, qui était encore chaud.

 

François Pascal

Texte publié dans le No 13. Fragments d’humanité

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