Notre résidence était a été un work and progress intensif. Nous avons affronté divers éléments : le temps – nous avions cinq jours pour concevoir une présentation publique – ; la thématique, à forte teneur anxiogène – dont les effets secondaires de peine et de colère sont violents – ; le public – nous sentions le besoin de partager directement des faits, de donner une dimension pédagogique à notre présentation tout en sachant que l’audience serait probablement déjà sensible à la cause et que nous étions d’abord des poètes – ; ainsi que nous-mêmes. Non seulement nous ne nous connaissions pas et de ce fait n’avions jamais créé ensemble, mais toute la densité que charriait ce contexte – politique et intime, pragmatique et émotif – nous poussait dans nos retranchements artistiques autant que personnels.
Aborder un thème engagé n’est pas facile. Dans ce cas, l’ampleur des sables bitumineux et des pipelines m’horrifiait au point de paralyser mon muscle poétique. Ma poésie me parut un instant si chétive en comparaison aux grossièretés de l’industrie ! Nous nous préparions à être aux premières loges de sinistres prémédités. Énergie Est, c’était 4600 km de pipeline traversant le Canada de l’Alberta au Nouveau-Brunswick ; 1 100 000 barils par jour ; 860 cours d’eau traversés au Québec et 300 au Nouveau-Brunswick ; un million de litres en 10 minutes en cas de déversement ; l’eau potable de 5 millions de Canadiens mise en danger. Il est sidérant que l’on ait songé à imposer de tels risques, sachant que depuis trente ans les catastrophes climatiques ont quintuplées. J’en suis encore abasourdie de stupeur.
Heureusement, nous étions plusieurs et ensemble. Les voix des poètes ont ouvert des espaces où il était encore possible de dire. Dire l’humanité qui reste. Dire l’aliénation pitoyable des travailleurs qui ne connaissent pas d’alternative ; celle d’une société dopée au pétrole et complètement dépendante ; celle de ceux qui renient les conséquences et ne poursuivent que l’appât du gain. Dire aussi notre deuil face au sabotage de la Nature et ses conséquences ; dire enfin pour demander pardon puisque complices malgré nous. Dire, mais aussi chanter. Le chant rituel introduit par Louis-Karl a ouvert une voie dans laquelle nous avons cheminé vers la résilience. Le concept de liste poétique que j’avais introduit s’est transformé en mantras et en jeux de mots. Dire, chanter, rire aussi. Obéissant aux impératifs ludiques de la scène en y incluant l’autodérision, nous avons su renverser le désenchantement.
L’idée même de renversement a hanté le projet. Elle est déjà dans le titre Fuites – les pipelines se couchent à l’est. Se coucher à l’est, c’est contraire au mouvement du soleil, c’est une inversion du cycle de la vie. Vivant, nous avançons vers la mort. Or, avec ces accélérateurs de réchauffement, ces machines à déversement que sont les pipelines, c’est aujourd’hui la mort qui avance vers nous au rythme de 2 024 litres par seconde. Le temps comme le climat s’emballe : Fuitesdu poison dans les sols et Fuitesdes réfugiés climatiques. Il faut, à notre tour, renverser la vapeur, renverser la tendance. S’il faut coucher les pipelines, c’est bien les coucher comme des chiens obéissants retournent à la niche ; c’est ordonner aux pétrolières de se soumettre à des lois environnementales et leur apprendre à être propres. Restons vigilants !
Poésie : Ode à l’eau ; Offre d’emplois ; Chant du pipeline
Texte publié dans le No 16. Déversements.