Oeuvre en couverture du numéro : Sylvie Pilotte, « Vis viva », Acrylique, collage et transfert d’image sur bois, 2023
Inspirée par les effluves salés de la mer avoisinante,
cette collection de chants, un album numérique en forme d’ancre,
comprend neuf chants marins modernes : l’oralité à son plus matin givré frais,
le country blues de l’astheure, sans les bateaux.
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Ces chants traitent tous de choses qui chicotent, litanies incluant :
le travail, le transport en commun, la tempête de neige, les factures, la malchance, les courriels, la mauvaise haleine.
Ils évoquent, formellement du moins, ces époques pas si lointaines où le transport maritime façonnait les destins. Le chant marin avait comme fonction de rythmer et synchroniser
un travail en équipe, que ce soit ramer, ou hisser ou pomper ; chaque tâche possédait son chant : une suite de couplets simples et un refrain entonné gaillardement tout le monde ensemble.
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Rameur solitaire dans sa barque en vinyle,
Tom Waits avec sa gueule de Tom Waits beugle :
‘God’s Away, God’s Away, God’s Away on Business. Business.’
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Une mer de pavé, à bâbord il y du brouhaha en masse.
Dans le moment stressant de nos aujourd’hui marinés au Wi-Fi,
un quart du 21e siècle déjà derrière nous, très peu de gens travaillent à bord
de bateaux, ou même chantent à la job.
Et pourtant, les tâches répétitives, souvent chiantes demeurent.
Se multiplient. Nous voici encore à la merci des vicissitudes du marché.
– Qu’est-ce tu fais dans la vie ?
L’automatisation sonne à la porte et on lui déroule le tapis rouge.
Elle est où la semaine de travail de quinze heures prophétisée par Keynes en 1930 ?
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Spoiler alert : il était un p’tit navire ohé ohé,
ça se termine avec le mousse qui se fait manger par l’équipage.
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Work songs d’une espèce stuck en mode exploitation,
à bord des superyachts, les cuistots tranchent des oignons à l’unisson.
Jadis les maitres du mercantilisme c’étaient la East India Company,
la Compagnie de la Baie d’Hudson, aujourd’hui, c’est Costco, c’est Apple.
Gagner des sous, se dépenser, notre temps se fait gruger par la modernité,
par ses tâches neverendingendingending,
comme si nous avions consenti à notre propre asservissement.
Les mailles du filet social s’agrandissent tellement qu’elles finissent par disparaitre. Nos matelots se sont fait remplacer par des adresses IP.
Juxtapositions entre le travail collectif d’antan et le travailleur culturel atomisé du maintenant, en chorale, on va chanter quoi demain ?
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Plogue éhontée pour notre pote Rimbaud, donnons le dernier mot
à l’enfant terrible de la littérature qui a écrit Le bateau ivre (1871)
avec sa strophe qui floor :
« Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; »
Paul Bossé.
Liminaire du No 43. Chants marins pour matelots urbains