Jean-Robert Frigault. George Rodrigue

Its dreadful decay through two hundred forty millennia while our Galaxy spirals around its nebulous core. I enter your secret places in my mind, I speak with your presence, I roar your Lion Roar with mortal mouth.

Allen Ginsberg, Plutonian Ode
July 14, 1978

 

 

Le soleil balaie la poussière qui vient s’évanouir sur les feuilles jaunies tandis que ces particules de quarks tournoient autour d’une spirale d’odeur de vieux papiers et de cendres illuminées.

Wenceslas, qui se penche machinalement, ramasse le manuscrit éparpillé. Il est certain de l’avoir laissé tomber sur le sol. Cette fois, c’est bien son erreur.

Dans la librairie, la poussière a envahi partout l’espace intérieur de la vitrine dans les craques inusitées du plancher, le cadrage de la fenêtre et le repli des livres. Les rayons de lumière fracassent les coins sombres de la boutique de la rue Magazine, redevenue silencieuse sous le regard du libraire. Un rayon de soleil frappe l’affiche d’une œuvre de George Rodrigue placardée au ras de la porte d’entrée.

Dans son empressement de tout remettre à l’ordre, Wenceslas glisse méticuleusement une vieille copie de l’Odyssée sur l’étagère. Il choisit un livre et se dirige vers le comptoir en scrutant la première phrase du bouquin. Trois mots sont écrits sur la page vierge ; des inscriptions en forme d’idéogrammes chinois à l’encre rouge feutrée : Ching Pei Mei. Le livre à une dédicace signée par Yolande Villemaire. Wenceslas le referme, l’achète. Quatre-vingt-dix-neuf sous.

Il se rappelle le rendez-vous qu’il a pris. Il sera en retard c’est certain. Il devait se rendre au café vers quatre heures. Jake l’attend. Le temps s’annonce pluvieux. Les nuages noirs défilent à un rythme accéléré sur un fond bleu dans le delta du Mississippi. Il ferme la porte de la librairie derrière lui et descend la rue Magazine vers le Vieux Carré. Il manque l’autobus qui s’échappe à toute hâte de la banquette du trottoir l’autre côté de la rue. Après quinze minutes d’attente, il s’installe sur un siège en cuirette. Des canards survolent la Nouvelle-Orléans. Il est seul à l’avant du bus. La pluie tombe très fine. Elle ne mouille pas les trottoirs. L’air est climatisé. À la deuxième page de son livre, il relit la dédicace. Il regarde autour de lui. Un sourire s’esquisse sur son visage. Il pense au café. Le « Napoléon House » dans le French Quarter… ou était-ce vraiment la maison à Napoléon dans le quartier français ? Deux ironies de l’histoire.

« Chantez si ça vous dit, disait Édith Piaf », raconte Jake Comeaux. Il est assis mollement dans un coin du café à siroter un daiquiri à cette heure de l’après-midi.

« J’ai bien aimé mon séjour dans les vieux pays, là-bas chez les Français. Ça aime bien charrer1. Ils sont un tas vaillant ces bougres. »

Wenceslas revoit avec stupeur les terrasses éthérées de la Rive gauche dans un fragment de mémoire, une collection d’instants, le moment présent où résonnait la voix sublime de l’Om Kalsoum française. Il en entend les paroles et la senteur des cigarettes lui semble réelle. Il reconnaît Jake assis de l’autre côté de la table dans ce subtil coin sombre aux fenêtres ouvertes. Jake étale une effroyable chemise de laine à carreau, de mauvais lainages que l’on ne porte guère en Louisiane qu’en décembre.

Jake continue de parler tandis que son ami se sent étranger sous d’autres cieux, tout en circulant dans d’autres cantons sous l’effet de la poudre âcre qu’il vient de mettre dans ses narines quand ils sont allés à la salle des toilettes. Il est assis dans un bar et un vent sec du Sahel le frappe. Wenceslas est secoué. Il se réveille. Il est stupéfait de cette hallucination. Des idées l’envahissent. Le café lui fait du bien. Il est trop tôt pour boire un verre. Ça le ramène lentement vers la conscience du lieu.

– Hé Bougre ! Écoute, dit Jake. T’as l’air gelé.
– Oui, oui, j’écoute… tu parlais de Piaf, répond Wenceslas.

Jake continue sur un autre sujet – était-ce son séjour dans le Midi de la France ? À Aix. La température est semblable à celle de la Nouvelle-Orléans sans l’humidité.

Il reprend :
– Pour moi, c’est le sud de la France plus que la Californie. Il y a un tas de monde qui aime la Californie, mais moi j’aime plutôt les vieilles affaires.
– Je ne comprends pas, dit Wenceslas.

« T’es macaque toi ! » s’exclame Jake. « Viens ! Y n’a z’en qui attendent à la maison. Un tas de monde. J’ai invité tout quelqu’un ; des amis du collège, des drinking buddies, de jolies filles. Tu verras. Prends ton capot, on s’en va. On va manquer le bus. Y faut naviguer à travers la ville. À cette heure ! Il ne reste pas beaucoup de temps et il faut que j’aille chercher des choses à boire. »

Jake et Wenceslas sortent du bar Napoléon’s House. Ils traversent la ruelle. Quand Jake se rapproche d’un chien noir errant qui le fixe, il se met à chanter : « Bonsoir, bonsoir, mes beaux yeux noirs. » Ils éclatent de rire. Le chien s’enfuit dans l’ombre. Un orgue de barbarie joue des notes décousues sur la levée qui entourent la ville. La lumière des réverbères perce la brume printanière sur le Mississipi. Ce fleuve coule rapidement.

Quand il marche, Wenceslas dégage une aura avec son pas dans l’obscurité précoce des ruelles. Au côté de Jake plus grand, efféminé et mince, il semble planter dans le sol comme un chêne. Ses jeans blues sont délavés. Sa chemise ouverte au col lui donne une aire nonchalante. Jake est plus paysan et country. Wenceslas plus urbain.

Avant de le rencontrer, Jake a ramassé une livre de café à la chicorée et une boîte de beignets en passant du côté du Café du Monde. Il a attendu Wenceslas pendant quelques temps au bar. Il sait où il va.

L’humidité s’étend lentement sur le tracé étroit de leurs parcours. L’autobus éclaire l’obscurité laissé par les journées courtes de février. Au bout d’un sentier, longeant une allée entre deux maisons et verrouillées par une grille en fer forgé. Wenceslas voit une cour parsemée de cactus orangés et de magnolia japonais fleuri apparaît. Jake débarre le portail avec sa clef. La lumière envahit l’arrière-cour de la maison. Des personnes bruyantes se produisent dans la clarté de la porte entrouverte. Ils projettent leurs ombres sur les murs grisâtres du jardin.

Jean-Robert Frigault

Texte publié dans le 30e numéro Traces. Rencontre Nord-Sud

Notes

1 Charrer (verbe français louisianais). Parler, avoir une conversation. Dictionary of Louisiana French. Albert Waldman, éd. University Press of Mississippi, p. 124

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