« Auri sacra fames »
(Malédiction latine)
Ce qui n’était au départ qu’un geste banal, quoique immoral et coupable, posé avec la volonté explicite de nuire et de ne pas se faire prendre la main dans le sac, ce qui suppose dans l’esprit de l’auteur d’avoir bien pesé les tenants et aboutissants, d’y avoir longuement réfléchi, en secret, était devenu une sorte de rituel. Comme tout rituel, rien n’était laissé au hasard : le moindre détail se révélait symboliquement chargé, comme on charge une arme ou comme on dit d’une pile qu’elle est chargée d’énergie, pour arriver à un optimum de résultats. Énergie désespérée d’arriver à ses fins, de maximiser les conséquences avec une économie de moyens. Pourtant, le choix lui-même du temps et du lieu pour accomplir son forfait n’était pas sans risques. Le paradoxe n’en est pas un : aucun obstacle ne pouvait se comparer avec la puissance symbolique de son rituel ; s’introduire de nuit, invisible, dans cette chambre à coucher occupée, une fois par semaine pendant des années… Rituel immuable, sans cesse réitéré. Banalité du mal.
Tout d’abord, il tâtait la porte, les yeux fermés, comme s’il caressait un corps nu et frémissant, ou comme s’il se concentrait afin de mieux lire, du bout des doigts, les aspérités en quête d’un signe, d’un message enfoui dans le grain du bois peint. Or, même si la porte lui avait révélé un improbable indice, aurait-il su en saisir la clé, le déchiffrer et le comprendre ? Rien n’est moins sûr ; cet homme n’avait visiblement pas inventé l’eau bouillante… Mais de faibles capacités intellectuelles ne sont pas incompatibles avec la planification machiavélique et l’accomplissement d’un rituel patiemment élaboré, minutieusement répété, messe basse ou cérémonie païenne, sans mauvaises surprises et sans impulsivité irrationnelle.
Puis, il retirait la chaîne en métal toute simple d’autour de son cou, sur laquelle pendait une clé dissimulée sous la chemise. Silencieuse et frêle, mais dure et chaude au contact des doigts, introduite sans friction, sans problème, jusqu’au cœur mystérieux de la serrure violée. Ensuite, le rite entrait dans une seconde phase moins sensuelle et très rapide. Franchissant à grands pas la distance qui le séparait de son objectif, il ne se détournait plus en vain, il ne s’arrêtait pas, il regardait droit devant lui malgré la pénombre, il ne touchait à rien. Pas tant d’avoir atteint le point de non-retour. Soudain, le caractère inéluctable, irréversible et nécessairement couronné de succès de son entreprise méprisable ne faisait plus de doute à son esprit. Et la dernière trace de culpabilité disparaissait en lui. L’excitation le submergeait. La vitesse des gestes machinaux l’enivrait comme un prêtre-guerrier védique de son soma.
C’est seulement quand le mal était fait qu’il prenait un court instant pour contempler son ex-femme, prostrée dans son lit trop grand (elle avait gardé les meubles, bien sûr, alors que lui n’avait rien), parfois gémissante, parfois pétrifiée, les cheveux défaits, sa chemise de nuit bon marché flottant sur ses formes invisibles mais tellement familières… Près du lit, sur la commode, les sempiternels somnifères, lourds comme des balles de fusil, nécessaires comme l’hostie de la communion catholique de son enfance, blanches substances qui apportent la paix relative et transportent au royaume des rêves anxieux ; blanc-seing pour lui, donc, pour commettre impunément son crime, abuser d’elle, de sa naïveté (c’est un euphémisme : elle était en fait d’une crédulité qui confinait à la passivité, ce qu’il avait trouvé charmant au début, mais qu’il s’était mis à détester et à lui reprocher en termes injurieux, même après la séparation).
Et enfin il sortait, satisfait, épuisé de l’effort mental et physique, dans la nuit morne.
Mais ce qui a toutes les apparences d’un drame aux connotations religieuses, d’une fatale vengeance familiale, à la manière des tragédies grecques (ces mises en scène de mythes anciens, ces réactualisations périodiques d’une implacable justice inhumaine) ou d’une parabole biblique cruelle, n’en avait, en fait, que l’air et point du tout la chanson… Cet homme qui, à toutes les semaines durant six ans, en toute connaissance de cause, pénétrait nuitamment dans l’appartement puis dans la chambre à coucher de son ex-femme névrosée, abrutie de médicaments, n’accomplissait en fait qu’un petit vol de rien du tout, quelques centaines de dollars à peine, à l’insu de Dieu et des hommes. Et ce, pour pouvoir profiter d’un forfait sur l’achat d’une péniche…
Entre cette profanation mesquine et la sacralité d’une cérémonie religieuse archaïque, violente comme le drame des Atrides, entre ce petit larcin et la complexité des enjeux métaphysiques d’une histoire sainte, viol d’une vestale ou sacrifice humain, entre ce fait divers banal (du genre qui remplit les pages de nos journaux et les bulletins de nouvelles à la télé), et la portée universelle d’une épopée, rien de commun, vraiment.
Rien, sauf le voyeurisme des foules, trop heureuses de pouvoir jouir des malheurs d’autrui, dieux ou paumés.
Texte publié dans le no 8 Jeudivers