(Émilie Bernard. Planche de montagne VIII. 2023)
Je voulais être différente.
Aujourd’hui, cette différence est indissociable. Elle est moi, je suis elle.
Je l’ai adorée mais je l’ai aussi détestée.
C’est une dualité que j’ai appris à accepter : dans la joie, dans la tristesse, ici et ailleurs.
J’ai deux maisons, mais je suis sans maison. Je suis l’étrangère, la waiguoren, l’Occident et je suis celle qui est partie loin et qui revient de l’Orient. Je suis celle dont le mari ne vient pas de là et la femme qui n’est pas d’ici.
Cette différence, je ne peux la faire taire, même lorsque je le souhaite. Les regards des autres parlent pour eux. Je ne serai jamais d’ici, et je n’appartiens plus à là-bas.
Il n’y a pas si longtemps, je l’ai même exécrée. Aussi perdue qu’un Petit Poucet, je m’étais oubliée. Je ne savais plus qui, ni pourquoi j’étais.
Pourtant, je sais. Je sais qui j’étais là-bas. Je sais qui je suis ici. Mon cœur bat deux temps, deux rythmes, deux vents. Si je ferme les yeux, je les entends cadencer en harmonie.
Du vent chaud et sec qui soulève le sable noir des volcans de l’île, au vent froid et énergisant qui agite le ressac des vagues à Fouesnant. Je suis la ti ar mor, le granit rose et le quartz des côtes bretonnes. Je suis le typhon qui se forme au large de Taiwan dont les vents s’engouffrent sur les terres et s’essoufflent dans les montagnes. Je suis la houle furieuse qui fouette les rochers et les ports colorés de Bretagne. Je suis les bahines aux abords de Tainan, je suis la marée qui se retire d’un mille de large dans la rade de Brest. Je suis la mousson qui s’abat sur les toits et inonde les rues. Je suis la bruine qui ne cesse et agace.
Je suis les embruns, le bruit des mâts qui chantent entre eux. Je suis la mouette qui rit, je suis l’air salé, les ions respirés, le large.
Et dans ce chant, j’entends sa petite voix m’appeler. « Maman ! » Et elle répète jusqu’à ce que j’ouvre les yeux. Sur ma peau, les grains de sables noirs brillent sous le soleil. De ses yeux en amande, elle me regarde avec un grand sourire et attend que je me joigne à elle. Il manque des coquillages à son château éphémère,
Je suis une part d’elle, elle est une part de moi. Je suis le sourire et les yeux de ma mère, l’émotivité de mon père. Elle est le fruit de mon départ et de ma nouvelle vie. Elle est l’amour de mon mari. Elle est ma force, ma tendresse. Elle m’a appris à connaître qui je suis. Et un jour, peut-être se demandera-t-elle, qui est-elle, elle aussi ?
J’habite ici, je viens de là-bas. À leur côté, je suis moi.
anais corre
Texte publié dans le No 40. Déraciner/Enraciner