L’être vu par autrui est la vérité du voir autrui.
Jean-Paul Sarte, 1943
Sait-on combien d’artistes ont su tracer les courbes de la féminité à coups de pinceau ou sculpter la solidité masculinité de leurs mains agiles ? Combien de chansons font apparaitre des silhouettes libres et animées, se déhanchant entre nos deux oreilles ? L’être humain s’est mis à représenter le corps par la médiation artistique avant même de prendre conscience de son existence. Les premières images corporelles datent du paléolithique (35 000 ans avant notre ère). Si la signification de ces œuvres demeure un mystère, nous nous reconnaissons dans cette volonté de représenter et de comprendre le corps. C’est une envie que nous partageons avec nos ancêtres et qu’auront certainement nos successeurs.
La relation entre l’être et son corps est l’une des plus complexes de l’expérience humaine. Ce vaisseau qui nous permet d’interagir avec les autres et notre environnement est à la fois vénéré et détesté, étudié et négligé. Les efforts que nous déployons pour le modifier n’ont pas de limites : on veut le rapetisser pour qu’il occupe le moins d’espace possible, effacer au scalpel ou à coups d’injections les traces du temps et des sourires. On aspire à aimer notre corps, mais pas trop, puisque la vanité, nous dit-on, est un péché originel. Oscar Wilde disait que « la vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie », mais en cette ère hautement médiatisée, l’art que nous essayons d’imiter est souvent brouillé par les filtres et marqué par un manque d’authenticité. Bref, notre représentation du corps est bien différente de l’art préhistorique.
Malgré les moments d’insécurité et de haine de soi que l’on peut connaitre, on peut difficilement nier le bonheur ressenti lorsqu’on prend la main de la personne qu’on aime dans la nôtre ou la satisfaction de prendre son bébé dans ses bras. La simplicité d’observer un paysage d’automne avec ses yeux grands ouverts ou de humer une croustade aux pommes fraichement sortie du four avec son nez. De danser jusqu’à en avoir les jambes molles ou de ressentir la lourdeur de nos pieds après une longue randonnée dans la forêt. Dans un monde idéal, on célébrerait le corps pour les moments qu’il nous permet de vivre, et non pour sa capacité de plaire aux autres.
En lisant les textes qui se trouvent dans ce numéro, on comprend rapidement que les expériences des auteurs et autrices en lien avec le corps sont intimes et individuelles. On peut difficilement passer outre aux différences entre les textes signés au masculin et ceux qui sont signés au féminin. Vous noterez sans doute les particularités prenantes des adjectifs qui décrivent l’expérience genrée de l’appropriation du corps de soi ou de l’autre. Aucune partie du corps n’a été négligée. Plus d’une fois, les textes provoqueront chez vous un coup au ventre, un frisson dans le dos ou une larme à l’œil. Le numéro que vous avez devant les yeux vous transportera devant un miroir qui permet d’observer le corps avec le regard d’autrui.
Melissa Hachey
Liminaire du No 36. En corps