Sarah Marylou Brideau. Moins quarante-sept

on annonce moins quarante-sept ce weekend. moins quarante-sept, c’est pas un temps à mettre un bibi dehors. moins quarante-sept, c’est tellement froid que même quand on a le bon sens de rester à l’intérieur, la nature semble rajouter un point d’orgue sur notre bubble. le peu d’eau contenue dans l’air ambiant se vaporise en brouillard sur les fenêtres de la maison. 

à moins quarante-sept, le surplus de brume sur les fenêtres dégouline ses excès jusqu’au pied du cadre. mon jardin est une baie givrée jusque dans mon salon, le bas du châssis parsemé de petits icebergs.

je ferme les rideaux, j’éloigne les plantes des fenêtres pour éviter qu’elles attrapent un coup d’hiver et finissent les pieds dans la glace. mon aloès est exilé à un coin sombre au sommet d’une bibliothèque et le croton trouve refuge sur le faux-foyer. 

les veinures chaudes de la plante tropicale me rappellent ma grand-mère, si chaleureuse, qui bravait l’hiver en manteau de jeans. l’hiver n’existait pas dans ses bras. c’est elle qui m’avait offert le croton en prétextant que sa maison devenait une forêt tropicale. elle me disait en riant que selon sa belle-mère, elle avait le pouce vert. le croton ne connaissait rien de l’hiver avant d’arriver chez moi.

à la fenêtre, le frimas éclate dans une multitude de délicates petites fleurs d’hiver, forme une platebande monochrome semée par les premiers élans de février.

le croton était tout petit, avait tout juste trois feuilles minuscules quand je l’ai emporté chez moi. je me souviens avoir cherché à l’identifier. il n’avait pas encore vraiment de couleurs à l’époque. juste ces trois petites feuilles vert foncé montées tout en haut d’un fin tronc beige d’écorce. j’ai été surprise d’apprendre que c’était un croton, une famille de plantes au feuillage flamboyant. 

ça m’avait aussi surpris, ce nom, croton. ça me faisait penser au surnom de Thérèse dans La petite vie — steak/ blé d’Inde/ patates — ou encore au creton mais avec un «  o  », so «  crotte-on  ». yark. c’est pas un très beau nom pour une pretty cute plante. je préfère encore l’imaginer avec les drôles de coiffures de Thérèse. 

le pot était si beau que j’ai jamais osé rempoter la plante, même si j’aurais sûrement dû. aujourd’hui elle est tellement haute qu’on doit l’accoter au mur pour pas qu’elle tip over. mais elle semble être accoutumée à ses tight quarters. elle semble heureuse squeezée dans son petit pot.

comme la plante, j’ai grandi, même si ma grand-mère, elle, a rétréci. elle a foulé, comme un favourite sweater qu’on porte encore même si les manches te vont au coude parce qu’il est cozy pis tu refuses de t’en séparer. elle me dit souvent que j’étais un peu comme sa petite dernière, la benjamine de ses enfants. 

malgré nos meilleurs efforts, le surplus d’isolation pis tout le caulking, l’hiver arrive quand même à s’infiltrer dans ma vieille maison. le froid est aussi tenace que les mauvaises herbes que je suis rendue à tondre dans les craques du pave l’été. les fenêtres sont de glace, le siding grelotte dans la tempête, pis j’ai senti une bourrasque faire trembler le lit ce matin. la maison, inébranlable depuis plus d’un centenaire, frissonne avec les oiseaux de février.

de temps en temps, le croton perd des feuilles. croirait-il à l’automne ? veut-il faire un fashion statement ou essaye-t-il d’imiter les érables de l’autre bord de la rue, pour pas être trop outcast, you know ? ou peut-être qu’à force de regarder le ciel, il a choisi de porter toutes les couleurs du coucher de soleil en même temps.

un jour, en apportant le compost dans le fond de la cour, j’ai perdu une couple de feuilles de croton sur le gazon. elles sont restées là pas mal longtemps, résistaient plus longtemps que les feuilles d’érable à la décomposition. des fois en sortant de la voiture, mon regard croisait leurs couleurs tropicales et en un clin d’œil, j’étais transportée au Costa Rica. pis quand il a neigé dessus, ça faisait drôle de voir ses veinures incandescentes transparaître sous la glace.

l’autre jour, mon fils a ramassé deux feuilles de croton tombées par terre et les a mises à côté de son sac d’école. j’ai été pour les jeter pis il m’a arrêté en disant qu’il voulait les apporter pour ses amis. je me demande quelle histoire il a bien pu tricoter à sa p’tite gang d’abeilles pour accompagner le partage de sa découverte.

dans la maison, nos différentes sources de chauffage se battent avec les courants d’air. à moins quarante-sept, même les nouvelles fenêtres, l’isolation rajoutée pis les murs de trois pouces d’épaisseur de bois n’arrivent pas à servir d’armure face aux éléments. sur le mur de la salle à manger, juste au-dessus du baseboard heater, j’ai trouvé une plaque de givre…

ma grand-mère dit qu’elle n’avait jamais froid jusqu’à son opération à cœur ouvert. l’hiver est entré dans son corps qui espère le printemps et elle se dit qu’elle se sentira peut-être mieux une fois que l’été sera là. sa maison n’est peut-être plus une forêt tropicale, mais la mienne l’est un peu grâce à elle.

le croton fleurit quelques fois par année. il vient justement de lui sortir une nouvelle tige couverte de petits bourgeons roses tout ronds. il en sort des fleurs étranges qui s’étiolent en une multitude de petits flocons au pied de la fenêtre. comme si même à moins quarante-sept, le croton arrivait à trouver la motivation nécessaire pour une nouvelle floraison.

 

 

Sarah Marylou Brideau

publié dans le numéro 34. Jardins divers

Image : Marika Drolet Ferguson VM01 à 10, numérisation d’une pellicule 35mm couleur, 2014

 

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