c’est janvier il est sept heures vingt-sept
j’enjambe un kilomètre ou deux pour éclaircir le jour
sur l’asphalte enneigé mes bonds attisent des crépitements
dans la poudreuse mêlée de filaments gelés
le ciel m’enveloppe d’une lumière polaire de nuit
je cours et je vois mon lac noir sous la surface
j’y retrouve ma grand-mère née à Black Lake en 1920
elle nage avec son foulard brodé
elle s’étend parfois sur ses catalognes multicolores
quand je l’aperçois dans un courant l’eau monte dans ma gorge
je cherche sa main poudrée entre les algues et la neige
à la lueur du lampadaire
en la suivant dans les bas-fonds saumâtres
je vois clair entre les coulées de boue
elle me montre comment recoudre les débris de nos écailles
les assembler en de jolies couleurs et les parfumer
de rose d’épinette et d’embrun
puis leur faire prendre racine dans le purin gelé
elle me souffle la rumeur du lac
comment évaporer l’iode de mon cœur
filer la pâte fumée qui englue ma tête
faire des points passés des mailles échappées
avec les images visqueuses et festonner la moisissure
qui recouvre les visages qui s’éteignent
je prends un avion un train un autobus je marche puis
je plonge au milieu du lac noir pile dans le triangle
de la montagne où je ne vois plus rien
les sédiments brûlent ma cornée
une flaque se forme dans ma trachée
je peux soudain ici devenir eau noire
au lac de la nuit ma grand-mère parle
ma rose pique-aiguille n’oublie pas que ton cœur est brodé
de varech ne te perds pas dans tes fumées violettes
je cherche ses yeux sous les glaces entre les bouleaux
gorgés de verglas il fait noir
ici même si c’est le jour
au fond du lac ses yeux s’allument
ma grand-mère dit prends une seule gorgée
Rose ne sombre pas dans l’oubli blanc
tisse les pages une par une n’emmêle pas
les fils prends mon billet à la gare file loin
des eaux stagnantes avale la lueur
Roseline Lambert
publié dans le numéro 34. Jardins divers
Image : Marika Drolet Ferguson VM01 à 10, numérisation d’une pellicule 35mm couleur, 2014