Herménégilde Chiasson. sans titre

et puis il y a ce vertige
devant l’incessante fragilité de la vie
de plus en plus commencer par la fin
donc c’est une journée ordinaire
à l’horaire rien de spécial
le téléphone sonne
quelqu’un a entendu dire
la terrible nouvelle circule déjà
la rumeur se met en marche
une mauvaise nouvelle incroyable
les gens ne partent jamais aussi vite
la fatalité ne frappe pas aussi froidement
pas comme ça et puis oui finalement
on fit par apprendre l’inadmissible
on finit par sombrer dans l’incrédulité
et alors la nostalgie se remet en marche
comme un interminable retour
souvenirs enlacés les uns aux autres
des éclats des voix des moments
défilé intarissable du temps qui passe

la première rencontre
une classe d’étudiants
les débuts de la modernité
la conscience d’un éveil
ne plus être seul au monde
tous ces lieux et ces gens à voir
ces livres, ces idées, ces images
et avoir tant de choses à dire
se définir comme une voix
prendre la parole avec audace
avec fermeté avec courage
voyager, écouter, apprendre
trouver les repères et les mots
et la musique comme au début
enfant prodige artiste dans l’âme
vivre dans une ville tel un malaise
cette ville et sa rivière qu’il va nommer
cette rivière dont il suivra le cours
cette rivière porteuse de mots nouveaux
cette rivière lasse, lourde et lente
à l’image de ces gens dont il sera l’écho
conscient de leur désarroi silencieux
leur donnant l’espoir d’une dignité
leur inspirant le courage d’être
prenant réconfort dans ses mots

toutes ces images, ces moments
ce premier livre qu’on lira longtemps
premier de plusieurs qui s’ajouteront
ces lignes dans la glace blanche du papier
remontée fulgurante qui vient avec
cette vague bruyante et débridée
quelque chose venait de naitre
une remontée subite dans un fracas glacé
bruit sourd du mascaret en hiver
L’heure d’icidui
A nousensemblé
Le chaviremonument
Décrassifiant
ces mots qui se mettent à se déplacer
à se passer telle une rumeur bienfaisante
éclairci du jour sur ces lieux silencieux
où écrire est une manœuvre subversive
où lire est une promesse de liberté

puis il y aura l’éclatement de nos vies
éloignements et différents malheureux
tout ce qu’on ne se dit pas de front
en pleine face en plein cœur
tout ce qui finit par se faire jour
nous sommes allés ailleurs
le temps est passé comme d’habitude
le silence s’est refait sur nos pas
la nostalgie du passé s’est déformée
les causes se sont faites moins urgentes
d’autres voix se sont fait entendre
la colère a souvent été au rendez-vous
la nôtre s’est estompée dans le temps
tant de gens tant de lieux tant de vies
certains nous ont quittés à jamais
même si les artistes ne meurent jamais
même s’ils continuent de vivre ailleurs
dans leurs mots dans leurs gestes
dans leur musique et dans leurs images

la dernière rencontre
un dernier festival de poésie
longtemps plus tard même si
entretemps le monde a bien changé
mais il y a toutes sortes de monde
et nous sommes assis à la même table
en attendant notre tour ce silence
cette nostalgie que nous portons
nous habitons des cris de terre
avec du monde qu’on a tous connu
chacun dans la gravité du moment
tellement différent tellement divergent
si éloigné de ce que fut notre projet
la langue les mots les lieux tout a changé
et pourtant tout est pareil tout autour
reste le bonheur d’une famille réunie
pour un soir pour un anniversaire
reste ce moment où l’on vous appelle
le silence se refait sur lui dans la nuit
j’entends sa voix fêlée par le temps
ses mots à lui ont traversé le temps
ce besoin de se retrouver pour se dire
premières paroles sur un air connu
premières mesures du temps passé
passage qui n’a pas prise sur ses mots
ces textes pourraient dater d’hier
ils sont conformes à l’air du temps
ils sont la mémoire de notre parcours


il y aura d’autres livres c’est un fait
ils dérivent sur une immense rivière
faits par d’autres mais jamais pareils
car le premier livre cela tient du miracle
acharnement d’un désir et d’un besoin
une volonté de s’inscrire dans la poésie
la nôtre celle d’ici qui va nous nommer
nous donner cette ampleur et ce souffle
crier cette urgence d’une terre brutalisée
pour lui parler de courage et de bonheur
faire éclater cette glace qui nous enserre
graver nos cris sur autant de murs muets
pour faire fondre ces cavernes honteuses
une obligation qu’il a voulu faire sienne
les mots mémorables qu’il nous a laissé
les poèmes d’amour dont il parlait si bien
cette compassion envers les malheureux
et la bienveillance qui traverse ses écrits
sont restés comme des preuves à l’appui
d’un engagement humanitaire constant

et puis il y a le vertige
le malheur de cette finalité
celle d’un monde qui s’estompe
des souvenirs, des voix, des regrets
tout ce qu’il aurait fallu dire auparavant
se disant qu’il y avait encore bien du temps
oubliant que le temps nous est mesuré
avant de se retrouver devant ce vide
cette voix et cette présence en allés
cette fin qu’on voudrait effacer
même si pour très longtemps
il y aura encore ces mots
écrits dans ses livres
ce qu’il nous dit
ce qu’il dira
à jamais

Rotchild Choisy, 19.22 composition Les côtes, peinture acrylique, 2019.

Herménégilde Chiasson

publié dans le numéro 33. Cris de terrestres

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